En attendant le Déluge

En attendant le Déluge

A propos de Napoléon

 

 

   Comme on le chantait dans la cour de récréation quand j'étais à la petite école communale catholique de mon village, "Napoléon est mort à Sainte-Hélène, car les Anglais lui ont crevé le bidon..." - Ce n'était pas très respectueux, mais Soeur Alice et Soeur Thérèse, pourtant très attentives aux bonnes manières, ne semblaient pas broncher. Peut-être n'entendaient-elles pas bien ce qui se disait ? Peut-être au contraire connaissaient-elles très bien elles-mêmes ce petit refrain insolent, en le considérant relativement innocent par rapport aux grands crimes commis par l'Empereur. 

 

    J'ai par la suite appris beaucoup de choses à propos de Napoléon, mais assez tardivement dans ma carrière; dans les années 70 et 80 l'enseignement de l'histoire était en pleine "mutation", les programmes tournaient le dos aux "grands personnages" et s'intéressaient davantage aux "sociétés", aux "transformations économiques", et à la rigueur aux évolutions culturelles et artistiques; le point de vue sur Napoléon-Bonaparte était devenu globalement négatif: on lui reprochait son impérialisme, son autoritarisme, son népotisme, voire son machisme et son racisme... Mais du coup, les professeurs de français avaient sans doute un peu de mal en parlant du romantisme à leurs élèves à faire comprendre la fascination que Napoléon avait pu exercer sur toute une génération d'auteurs et d'artistes, Victor Hugo, Balzac, Beethoven, Walter Scott, et bien d'autres encore tout au long du XIXe (1).

 

(1): Voir article en bas: Napoléon, un héros face aux romantismes.

 

    Je n'ai pas souvenir d'avoir entendu parler de Napoléon et de l'Empire à l'université; l'université était alors dominée par une approche assez marxiste ou assez régionaliste des choses, et il n'y avait pas de place pour celui qui renforça le centralisme étatique tout en creusant les inégalités sociales; je n'ai pas souvenir non plus d'avoir enseigné la période napoléonienne au début de ma carrière. Grand lecteur de Stendhal, de Balzac, de Flaubert, et même de Chateaubriand, ma vision de l'Empire et de la France bonapartiste devait être assurément très "composite", ou très "éclectique"; j'avais compris le triomphe d'une certaine bourgeoisie devenue nobiliaire et très comptable de sa fortune, j'avais aperçu également l'essor de l'Administration, de l'Etat et de Paris. Mais de Napoléon lui-même, de ses "exploits" stratégiques, de ses "conceptions" géopolitiques (rapportées dans les Mémoires de Sainte-Hélène), je ne savais pas grand chose. Il aurait fallu lire Jean Tulard, l'historien spécialiste de ces questions, mais le timbre de sa voix (il passait souvent à la radio et était parfois invité à la télévision, pour l'émission Apostrophes par exemple) me rebutait un peu. Et je crois que sa défense de Napoléon (qui était attaqué par toute la gauche intellectuelle et journalistique des années Mitterrand) n'était pas très bonne, trop snobinarde, trop salonnarde, trop clinquante. 

 

    Je fus beaucoup plus intéressé par une expérience vécue très originale: au cours de l'été 1992 une famille de Belgique rencontrée lors du mariage d'un ami m'invita à participer à un défilé napoléonien en uniforme; un professeur d'histoire ne peut pas refuser, m'avait prévenu le robuste père de famille, qui avait l'allure d'un "grognard". Ce défilé s'inscrivait dans le cadre d'une fête religieuse (la Sainte-Anne), qui durait tout le week-end: le moment solennel important était la messe du dimanche matin où toute l'église du village devait être remplie de soldats napoléoniens. Mais auparavant, tout le samedi, les soldats en question défilaient à travers le village, s'arrêtant à de multiples reprises pour boire à la santé de l'Empereur. Beaucoup de soldats novices et "invités", comme moi, étaient particulièrement concernés par cet exercice d'entraînement, sous la surveillance bienveillante et amusée des "habitués" et des natifs du village. Je fis connaissance, tant du moins que je fus à peu près en état d'écouter et de comprendre, de deux ou trois amateurs d'histoire militaire qui m'expliquèrent par tous les détails les raisons de la défaite de Waterloo (qui était à une cinquantaine de km du village). Mais la chaleur écrasante, le lourdeur de l'uniforme et du bonnet à poils, et bien sûr le grand nombre de bières bues eurent peu à peu raison de ma... raison. La nuit fut courte et le réveil matinal; pas question en effet d'être en retard pour la cérémonie officielle; il fallut d'abord avaler une grosse omelette bien baveuse, que je regardais un peu de travers; "faut manger hein ! sinon vous ne tiendrez pas le coup !" m'avait averti le grognard père de famille. La digestion, pendant la messe, faillit dégénérer; et je n'étais pas le seul dans ce cas. Il y avait au premier rang de l'assistance un monsieur en uniforme prestigieux (le maire du village en vérité, le bourgmestre comme on dit là-bas) qui me regardait avec gentillesse, et c'est cela qui me sauva; un regard plus autoritaire voire menaçant m'aurait sans doute été fatal. La suite de la journée, en plein air, joyeuse et entraînante, où je pus de nouveau écouter quelques leçons de stratégie, me laissa un bon souvenir, celui notamment d'une "culture historique amateure" très différente de celle des livres et de l'université. Celui d'une "mémoire" vivante et bucolique (un peu alcoolique aussi) de l'histoire, qui apporte un genre de divertissement à des considérations pourtant très accablantes (nombre des morts sur les champs de batailles, échecs des "héros", victoires des anti-héros, banquiers, bourgeois, diplomates, ministres, etc.)

    

    Un peu plus tard, et en approfondissant un peu la "question napoléonienne", je pense avoir compris que la mémoire militaire et géopolitique de l'Empereur est beaucoup mieux entretenue et commémorée en Belgique wallonne voire même en Russsie qu'en France. Ici en France, le point de vue reste globalement très négatif, Napoléon étant considéré comme un tyran raciste, esclavagiste, voire un précurseur de Hitler ! Les historiens spécialistes de l'Empire, je pense notamment à Thierry Lentz, Patrice Gueniffey, Eric Anceau, ont beau vouloir mettre un peu d'ordre et de réflexion, il leur est bien difficile de lutter contre toutes les assertions et opinions dévoyées et fourvoyées qui s'abattent sur Napoléon et sur l'histoire de la France. Car on peut très bien ne pas apprécier le personnage et son action, ou sa politique, et c'est un peu mon cas, sans se répandre en jugements injurieux et hostiles. J'ai trouvé dans un bon article, en lien ci-dessous, une citation de Sacha Guitry sur Napoléon, qui ne manque pas d'élégance, et nous en avons bien besoin par les temps qui courent: "Il exista naguère un être fabuleux, qui avait pourtant l'aspect d'un homme, qui naquit dans une île, rêva toute sa vie de conquérir une île, se retira dans une île, et qui contre son gré trépassa dans une île."

 

                                       

 

Napoléon, un héros face aux romantismes



05/05/2021
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