En attendant le Déluge

En attendant le Déluge

En plein dans l'Emile

 

   Je ne vais sans doute pas lire intégralement l'Emile de Rousseau, mais procéder par sélection; le livre surprend un peu par sa dimension compacte et dense (1); il a été écrit en plusieurs couches, entre 1758 et 1761, suivant un plan plutôt limpide: à travers un jeune personnage nommé Emile, Rousseau expose et argumente ses idées sur l'éducation en découpant son ouvrage en cinq livres; les deux premiers correspondent à l'âge de nature entre la naissance et la douzième année, le troisième à l'âge de la force entre 12 et 15 ans, le quatrième à l'âge de la raison et des passions entre 15 et 20 ans, et le dernier à l'âge du mariage et de la sagesse de 20 à 25 ans; cela peut faire sourire, mais le propos de Rousseau est très sérieux, et sans aucune malice; l'Education est au coeur de la vie sociale, morale et politique; et à la différence des autres philosophes des Lumières, Rousseau ne néglige pas l'enfance et la jeunesse, donc la genèse, de l'homme raisonnable. D'une certaine façon, l'Emile amorce le mouvement des romans d'apprentissage.      

    Mais, disons-le d'emblée, ce n'est pas un livre romanesque, et sa lecture en est souvent difficile, ralentie par de sombres observations et réflexions sur les limites de la liberté humaine. On croirait même parfois lire du Schopenhauer, quand Rousseau par exemple écrit: "Que nous passons rapidement sur cette terre ! le premier quart de la vie est écoulé avant qu'on en connaissance l'usage; le dernier quart s'écoule encore après qu'on a cessé d'en jouir. D'abord nous ne savons point vivre; bientôt nous ne le pouvons plus; et, dans l'intervalle qui sépare ces deux extrémités inutiles, les trois quarts du temps qui nous reste sont consumés par le sommeil, par le travail, par la douleur, par la contrainte, par les peines de toute espèce. La vie est courte, moins par le peu de temps qu'elle dure, que parce que de ce peu de temps, nous n'en avons presque point pour la goûter."(2)

 

(1): GF Flammarion, 1966, 630 pages.

(2): Livre quatrième, p. 273.  

 

    Le livre quatrième, consacré à l'âge des passions et de la raison, est le plus long des cinq livres, il comprend deux cents pages et inclut la "profession de foi du vicaire savoyard"; on perd un peu de vue le jeune Emile, et je dois dire à mon grand regret que de nombreux passages de ce livre quatrième m'ont bel et bien ennuyé (j'allais employer un autre mot); le propos manque de vigueur et de fraîcheur, et l'on se demande souvent où est passée l'Education dans tout ce fatras de considérations morales, religieuses, sociales; on a cela dit bien compris l'essentiel: que la bonne Education doit rester simple et efficace, et qu'en matière de religion par exemple, il faut donc suivre et respecter "ce qui se fait" parmi les gens simples; pas la peine de chercher midi à quatorze heures la véritable essence de Dieu; il faut être simplement ponctuel avec son coeur et prier le plus tranquillement possible, à certains moments de la journée et de la semaine; le rôle de la religion est d'adoucir et d'apaiser les moeurs, tout en confortant les coeurs. Quant aux reins... Rousseau estime qu'il faut là aussi respecter une certaine simplicité et ne pas se perdre dans le désordre des sens; j'ai cru comprendre qu'il recommandait de surveiller le sommeil du jeune Emile, et que la meilleure façon de lutter contre certaines pensées organiques est de se coucher bien fatigué, de façon à s'endormir rapidement. Pour autant, il ne faut pas dissimuler à l'adolescent (le terme n'est pas employé) les réalités de l'acte sexuel, mais les lui désigner d'une façon objective (et crue), de manière à désactiver pendant quelque temps le processus de l'idéalisation subjective.

   Rousseau désapprouve le "bourrage de crâne", et juge inutiles et malsaines la plupart des "leçons" de sciences enseignées dans les écoles spécialisées; elles aboutissent au pédantisme et à l'obscurantisme; la bonne raison et le bon entendement consistent à savoir et à juger de façon efficace en fonction de certains problèmes; l'idée d'un métier doit donc assez vite (vers 15 ans) être posée; il importe de ne pas disperser l'esprit et les forces d'Emile; il doit savoir où il va. C'est la meilleure façon également de ne pas le brusquer et de ne pas l'assommer de conseils sentencieux; au contraire, la discipline doit être encouragée avec douceur, sympathie et bienveillance; cela peut sembler très pédagogique, à première vue, mais les conditions générales, sociales et politiques (nationales dans une certaine mesure) qui autorisent cette chaleur éducative particulière n'ont rien de celles qui aujourd'hui se rencontrent et s'observent dans les démocraties occidentales, dont le désordre et la corruption auraient épouvanté Rousseau. La bonne Education doit consister à éveiller et à épanouir l'amour-de-soi mais sans verser dans l'amour-propre; l'amour-de-soi aspire à la tranquillité et à la frugalité, tandis que l'amour-propre vise sans cesse au toujours plus par le jeu des comparaisons et des rivalités (mimétiques); la bonne Education développe des goûts simples et des satisfactions limitées, tandis que la mauvaise porte à des complications de coeur et d'esprit toujours insatisfaites.

   Et bien sûr, dit Rousseau, il faut se méfier des leçons d'histoire qui ne parlent que de conquérants, de chefs insatiables, et d'événements extraordinaires mais sans doute mensongers; Rousseau préférerait qu'on enseignât les causes lentes et véritables des grands événements, plutôt que leurs jaillissements spectaculaires, et qu'on montrât les vies réelles de nos ancêtres plutôt que les fictions hagiographiques de tel roi et de tel commandant; quant aux guerres, dit-il, bien souvent les historiens n'en savent pas les détails techniques et en accordent le résultat à des exploits tactiques ou stratégiques. Thucydide est sans doute un très bon historien, qui évite de juger, mais lui aussi ne parle que de guerres; il vaut mieux faire lire Plutarque, qui montre dans ses Vies Particulières des traits de coeur et de caractère qui peuvent inspirer un jeune lecteur.

 

   Pour finir, je propose quelques citations tirées du premier livre, et sans doute mon choix a t-il été influencé par l'actualité:   

 

- "Défiez-vous de ces cosmopolites qui vont chercher loin dans leurs livres des devoirs qu'ils dédaignent de remplir autour d'eux. Tel philosophe aime les Tartares, pour être dispensé d'aimer ses voisins."  

- "Un corps débile affaiblit l'âme. De là l'empire de la médecine, art plus pernicieux aux hommes que tous les maux qu'il prétend guérir. Je ne sais, pour moi, de quelle maladie nous guérissent les médecins, mais je sais qu'ils nous en donnent de bien funestes: la lâcheté, la pusillanimité, la crédulité, la terreur de la mort: s'ils guérissent le corps, ils tuent le courage. Que nous importe qu'ils fassent marcher des cadavres ? ce sont des hommes qu'il nous faut et l'on n'en voit point sortir de leurs mains."

- "Les hommes ne sont point faits pour être entassés en fourmilières, mais épars sur la terre qu'ils doivent cultiver. Plus ils se ressemblent, plus ils se corrompent. Les infirmités du corps ainsi que les vices de l'âme sont l'infaillible effet de ce concours trop nombreux. L'homme est de tous les animaux celui qui peut le moins vivre en troupeaux. Des hommes entassés comme des moutons périraient tous en très peu de temps. L'haleine de l'homme est mortelle à ses semblables: cela n'est pas moins vrai au propre qu'au figuré. Les villes sont le gouffre de l'espèce humaine. Au bout de quelques générations les races périssent ou dégénèrent; il faut les renouveler, et c'est toujours la campagne qui fournit à ce renouvellement."  

 

    Evidemment tout cela est à replacer dans les conditions de vie (françaises) du XVIIIe siècle; mais il n'en reste pas moins que Rousseau est un philosophe des Lumières un peu à part; sa critique de la médecine par exemple (liée sans doute à son expérience personnelle, car il fut souvent malade) ferait aujourd'hui figure de dangereuse opinion réac; de même, sa critique du "cosmopolitisme", c'est à dire de l'immigration (qui apparaît très clairement dans son propos, que je n'ai pas cité en entier), qui selon lui désordonne et déséquilibre les sociétés, ne manquerait pas aujourd'hui de le placer à l'extrême-droite; mais on sait bien, pourtant, que Rousseau est souvent étudié (Le Contrat social) dans une perspective intellectuelle plutôt de gauche; on voit en lui le théoricien de l'Egalité par la Loi et le contempteur des inégalités libérales produites par le "laisser-faire" des gouvernements. Cela dit, les intellectuels ou partisans de la "nouvelle gauche", disons de la gauche bourgeoise, semi-libérale, cosmopolite, anti-nationale, n'aiment pas du tout Rousseau, ni ses textes ni sa personne (on lui reproche sans cesse d'avoir écrit l'Emile mais d'avoir abandonné ses cinq enfants à l'assistance publique); selon eux, c'est un théoricien rigide dont les théories peuvent conduire au "totalitarisme", en tout cas c'est un penseur obsolète et ringard dont la pensée a très mal vieilli; Voltaire et Diderot sont beaucoup plus "modernes", "post-modernes", actuels et vivants.

   Quoi qu'il en soit, je vais continuer ma lecture de l'Emile, notamment du livre cinquième, où je devine déjà les propos de Rousseau sur le mariage et le rôle des femmes, qui pourraient aujourd'hui être qualifiés de misogynes, de sexistes, de réactionnaires.     

       

 



30/05/2020
1 Poster un commentaire

A découvrir aussi


Inscrivez-vous au blog

Soyez prévenu par email des prochaines mises à jour

Rejoignez les 4 autres membres