Une coupe du monde cathartique ? (2).
Démocratie vieillissante, c'est nettement le cas de l'Allemagne où les naissances sont moins nombreuses que les décès depuis le début des années 1970. A tel point qu'un livre intitulé L'Allemagne disparaît s'est vendu à plus de deux millions d'exemplaires en 2010. Le pays compte tout de même encore 83 millions d'habitants. Il recrute massivement à l'étranger : chez ses voisins d'Europe de l'Est, mais aussi de plus loin et pour des raisons humanitaires : ainsi en 2015 l'immigration s'élevait à plus d'un million d'individus, dont 315 000 venus de Syrie. Les élites économiques et politiques du pays sont plutôt favorables à l'afflux d'immigrés nouveaux et si possible jeunes et qualifiés (modèle canadien). Les classes populaires sont en revanche très sceptiques pour ne pas dire hostiles. Les classes moyennes ne se prononcent pas vraiment.
Le modèle social et culturel allemand, si souvent cité et montré en exemple dans les médias français des années 70 et 80 (on parlait surtout alors du modèle rhénan), a quasiment disparu ; la réunification et les lois libérales des années 90-2000 ont durement affaibli le système de la cogestion syndicalo-patronale. La culture industrielle et technologique du pays a même perdu de sa rigueur et de sa vigueur. Dans les grandes entreprises, les cadres et les managers de la mondialisation ont pris le dessus, dominant les gestionnaires et les techniciens. Mais c'est surtout le secteur financier et bancaire qui a été le grand vainqueur de la « transition » capitaliste des années 2000.
Sur le terrain du foot, l'Allemagne a su tirer son épingle du jeu avec ses deux titres mondiaux de 1990 et de 2014. La rigueur technique et tactique est restée ; des joueurs immigrés ou d'origine immigrée ont été sélectionnés. L'intégration par le foot est saluée, voire instituée, organisée, mais elle ne résout pas tous les problèmes du pays, et en cas de défaites ou de piètres résultats, elle affecte l'équipe nationale (la Mannschaft ainsi qu'on l'appelle). Celle-ci ne dégage plus la force tranquille et passablement ennuyeuse qui longtemps a pu la caractériser; l'hégémonie du Bayern Munich sur la sélection a pris fin, laissant la place à une représentation plus variée mais aussi plus compliquée des différents clubs allemands. Son jeu est sans doute plus dynamique qu'autrefois, mais il montre parfois des fragilités voire des failles. Les stéréotypes habituels du « réalisme allemand » et de sa rigueur défensive ont été parfois démentis ces dernières années. L'autre jour face au Japon, l'Allemagne a commis des erreurs défensives et s'est montrée incapable de concrétiser ses nombreuses occasions. La retransmission du match dans le pays n'a été suivie que par 4 millions de personnes, contre 10 à 15 habituellement. Les Ecologistes et une bonne partie des Sociaux-Démocrates, qui sont deux grandes forces politiques et médiatiques, ont appelé au boycott de la coupe du monde.
Mais l'économie allemande comme celle de la France dépend de plus en plus des investissements du Qatar, qui ne se prive pas d'injecter du capital dans les nouvelles énergies (éolienne, solaire), mettant les écologistes en difficulté dans leurs discours. C'est le cynisme du capitalisme.
Et sans doute plus que cela; ainsi que l'ont montré de nombreux historiens (Braudel par exemple) le capitalisme ne se définit pas aisément, il échappe aux injonctions et aux catégorisations intellectuelles, il se mêle de tout (diplomatie, guerre, vie culturelle, artistique, etc.) et s'adapte à tous les régimes politiques, les plus durs comme les plus mous. L'historien et philosophe Jean Baechler écrivait au début des années 1990 : « … si l'invention du capitalisme doit être rapportée à la démocratisation et si un régime démocratique bien conformé et stable est toujours plus efficace en économie, l'adoption et l'imitation du capitalisme sont accessibles à des régimes autoritaires... »* - L'exemple de la Chine l'a amplement prouvé. Bien sûr, les théoriciens les plus méticuleux ne manqueront pas d'expliquer que le capitalisme mondialisé se divise en de multiples entités qui tiennent toutes jalousement à leurs spécificités. Tout en étant une « dynamique » des échanges et un éloge du nomadisme sans frontières et de l'intégration trans-politique, le capitalisme se montre parfaitement à son aise aussi dans les milieux et les conditions les plus sédentaires, les plus sécuritaires, les plus intégristes. Le Qatar est une sorte de synthèse capitaliste à sa façon.
*: Le capitalisme, Gallimard, Folio-histoire, 1995, vol. 2, p. 428.
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