En attendant le Déluge

En attendant le Déluge

Une étape du Tour 1991

 

  Je tombe un peu par hasard sur la (re) diffusion d'une étape du Tour de France cycliste de 1991 (1). Le vent souffle encore beaucoup sur Caen, j'hésite et finalement je renonce à monter sur le vélo; l'étape en question peu à peu attire mon attention; j'observe bien des différences avec le cyclisme d'aujourd'hui; les coureurs ne portent ni casques ni oreillettes, ils ont certes déjà les pédales automatiques mais les changements de braquets s'effectuent toujours avec les petites manettes fixées au cadre (2); leurs vélos sont fins et d'une sobre élégance, ils n'ont pas les formes aérodynamiques parfois grotesques d'aujourd'hui. Les visages des coureurs, surtout, sont beaucoup plus humanisés, puisqu'ils sont à découvert; on voit leurs regards, leurs grimaces d'efforts, on voit tout simplement qu'il y a des coureurs blonds, bruns, des tignasses différentes, et certains même qui portent des lunettes "civiles", tels Laurent Fignon et Gérard Rué (3).

 

(1): La chaîne TV L'Equipe a retransmis pendant le confinement des étapes dites de "légende" du Tour de France; bien souvent, ont été privilégiées des étapes remportées par des coureurs français; et je suppose qu'ont été évitées les victoires de Lance Armstong ! Cette rediffusion à caractère historique (ou nostalgique) ne prend de l'intérêt selon moi qu'à partir d'un certain nombre d'années en arrière; mais je suppose que la mauvaise qualité des images anciennes a obligé la chaîne L'Equipe à privilégier les étapes des années 2000. Et par conséquent, l'étape de 1991 ici en question constitue bel et bien un vrai retour en arrière et un vrai document historique; c'est une étape "vintage" comme on dit de nos jours.

(2): Voir le lien en bas de l'article

(3): Des lunettes de tous les jours, et non les épaisses lunettes opaques de skieurs que portent aujourd'hui tous les coureurs ! Concernant les "tignasses", Laurent Fignon présentait lui-même une longue chevelure, pas forcément épaisse, terminée par un catogan; dans ses souvenirs, le champion français double vainqueur du Tour (1983-84) évoque l'idée d'un cyclisme "romantique" caractérisé selon lui par la liberté de chevelure des coureurs. Aujourd'hui, au contraire, presque tous les coureurs ont les cheveux très courts; est-ce en raison du dopage ? La question revient souvent, parce qu'en effet les cheveux péroxydés de l'équipe Festina de 1998 (Virenque, Brochard etc.), sans parler du crâne totalement rasé du grimpeur italien Marco Pantani, correspondent aux années du dopage EPO.

 

   L'étape du vendredi 19 juillet 1991 conduit le peloton de Jaca en Espagne à la station pyrénéenne de Val Louron: 232 km, 5 cols (dont Aubisque et Tourmalet), plus de 7 heures de course ! Une "grosse" étape, courue sous une chaleur écrasante, à une moyenne de 35km/h par les premiers qui arrivent en avance sur l'horaire prévue par les organisateurs ! Ce qui fait dire aux commentateurs télé de l'époque, Robert Chapatte et Patrick Chêne, que "les coureurs décidément ne respectent plus rien"; y a t-il un sens implicite dans cette remarque ? Sur le moment, non, mais après-coup oui. En 1991, l'EPO est déjà entrée en fonction, mais aucun scandale n'a encore éclaté; quelques jours avant l'étape ici en question, l'équipe néerlandaise PDM a quitté le Tour suite à une "intoxication alimentaire" des coureurs. Mais cette explication fait sourire beaucoup de monde, y compris les journalistes. Le dopage est avéré et reconnu depuis des années et des années; ses méthodes et ses techniques changent; les organisateurs du Tour savent bien eux-mêmes qu'il est impossible de courir à 40km/h de moyenne, ou 35 quand il faut escalader des cols de première ou de hors-catégorie, sans quelques produits et quelque préparation médicale adaptée à un tel effort ! Le dopage fait partie du "milieu" du cyclisme professionnel, et ce qui compte alors c'est de ne pas en parler ouvertement. Il faudra des pressions extérieures, venues de certains médias (le journal Le Monde par exemple), de certains médecins, voire de certains élus (mais on sait bien que le milieu politique n'aime pas lui non plus qu'on regarde de trop près dans ses affaires de "dopage" financier !) pour que la question du dopage prenne la tournure spectaculaire et scandaleuse des années Armstong (4). Après coup, donc, on portera aussi un regard des plus suspicieux voire inquisiteurs sur les années 1990. Il est fort probable que l'équipe PDM de 1991 ait été touchée par certains effets indésirables (et parfois mortels) de la prise d'EPO (5).

 

(4): En revanche les coureurs français dopés des années 1990, Virenque et Jalabert par exemple, sortiront sans trop d'encombres de cette sombre période du Tour; tous les deux sont aujourd'hui des consultants médiatiques officiels et appréciés du public pour leurs commentaires avisés !  

(5): Voir lien en bas de l'article

 

   Les commentaires journalistiques de 1991 n'ont pas encore atteint le degré d'excitation artificielle des périodes suivantes; Robert Chapatte, ancien cycliste lui-même, porte un regard plein d'indulgence et d'admiration sur les champions modernes, tel l'Américain Greg Lemond, dont il prononce le nom à la française. Dans la cabine de commentaires de France TV sur la ligne d'arrivée, Robert Chapatte et Patrick Chêne sont en tenue décontractée, le premier en bermuda, et le second avec une chemise ordinaire (la sienne !) et un pull autour du cou, le genre François Bayrou au congrès du Mouvement Démocrate (MODEM). Ils n'arborent pas comme les journalistes d'aujourd'hui les petites chemisettes impeccables fournies par la chaîne. Même si la tendance du Tour dans les années 1990 est au gonflement des sponsors et de l'organisation médiatique, il reste encore dans les limites d'une certaine "convivialité" voire d'une certaine bonhomie parfois goguenarde.

  La retransmission télé présente de nombreux sauts d'images et même des interruptions du "direct" de plusieurs dizaines de secondes; les commentateurs ne paniquent pas pour autant, Robert Chapatte en profite sans doute pour se désaltérer un peu (on connaît son goût pour le liquide !) et Patrick Chêne tente d'interroger Jean Paul Ollivier sur la moto pour faire quelques pointages chronométriques. A cette époque, pas de consultant "patrimoine" pour valoriser les paysages français. Pas de femme non plus au micro. Et les "analyses" de la course n'entrent pas dans des considérations invraisemblables et saugrenues, comme on peut aujourd'hui en entendre; en vérité la course est souvent "limpide", il y a des échappées et des types derrière qui essayent de réduire l'écart. 

  L'étape en question, malgré les défauts techniques de la retransmission, mais aussi grâce à eux, est tout à fait captivante à regarder; si elle avait lieu aujourd'hui, les commentateurs seraient au bord de l'orgasme ou de la syncope ! A un moment donné, Greg Lemond chute à cause d'une voiture d'équipe qui a touché sa roue arrière; Chapatte et Chêne commentent assez calmement l'incident; pas de braillerie au micro; non, et Greg Lemond lui-même donne l'exemple, remontant sans s'énerver sur son vélo. Autre exemple enfin de la différence de traitement journalistique avec aujourd'hui: le maillot jaune de cette étape de 1991 est le Français Luc Leblanc, qui s'est emparé de la tunique dorée la veille (le maillot jaune de l'époque est en effet plus proche de la couleur or que de la couleur jaune); c'est un très bon coureur, qui peut prétendre à la victoire finale. Or, il montre des signes de difficulté dans le Tourmalet, puis se fait lâcher nettement dans le col d'Aspin; et on ne le reverra plus du tout à l'écran ! Les commentateurs ne donneront même plus aucune nouvelle de lui ! Impensable en 2020, surtout pour un coureur français en jaune; on aurait placé une caméra spéciale sur lui, et on aurait interrogé dix fois son directeur sportif ! En 1991, rien de tel. Les caméras préfèrent suivre les échappés, en l'occurrence l'Italien Chiappucci et l'Espagnol Indurain, qui ont décroché en puissance les coureurs français, Fignon et Mottet notamment, tandis que Greg Lemond est largement distancé dans la dernière montée vers Val Louron (il perdra 7 minutes sur le vainqueur de l'étape, Chiappucci).

  En résumé, c'est une étape passionnante, qui provoque un bouleversement au classement général, puisque c'est Indurain qui s'empare du maillot jaune, et le conservera jusqu'à Paris. Mais cette étape à rebondissements est commentée avec calme et bonhomie. Quant aux coureurs interrogés sur la ligne d'arrivée, ils sont dans un état d'épuisement comme on n'en voit plus guère depuis bien des années; en tout cas ils sont bien souvent incapables de répondre aux questions des journalistes, ainsi Luc Leblanc qui n'a pas de mots pour expliquer sa contre-performance, et Laurent Fignon, dans une moindre mesure, qui peine un peu à rendre compte de sa "stratégie"(6).

 

(6): Luc Leblanc et Laurent Fignon font partie de la même équipe, Castorama, dirigée par Cyrille Guimard; même si Fignon en est le leader (il porte le dossard 91) Luc Leblanc est considéré comme une meilleure chance par Guimard, surtout après avoir pris le maillot jaune. Mais il le perd dès le lendemain, et la stratégie de Guimard est remise en cause. Les relations entre Guimard et Fignon vont par conséquent se dégrader au cours de ce Tour 91, surtout quand on connait les tempéraments très forts des deux hommes.    

 

   Outre les deux échappés, Laurent Fignon réussit une très belle étape, dans un style plus heurté; vainqueur du Tour en 1983 puis surtout l'année suivante en écrasant Bernard Hinault, Fignon est à la recherche d'un troisième succès, qu'il a frôlé de huit secondes en 1989, battu in extrémis par Greg Lemond. En 91 il est en fin de carrière, et il représente, comme le disent Chapatte et Chêne en conclusion de la retransmission, la génération des années 80. Fignon lui-même le reconnait dans ses souvenirs, non sans faire allusion à l'EPO, auquel il n'a jamais touché. Impossible donc selon moi de ne pas terminer cet article sans une belle photo de lui, ci-dessous.      

 

                      

 

brève chronologie de l'évolution mécanique des vélos du Tour

à propos du dopage

Fignon en 1991 sous les couleurs de l'équipe Castorama.

Fignon en 1991 sous les couleurs de l'équipe Castorama.



14/05/2020
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