En attendant le Déluge

En attendant le Déluge

Traites négrières (2)

 

    Je me contenterai ici d'apporter des précisions (on n'est jamais assez précis) au compte-rendu de lecture de l'essai de O. Grenouilleau, Traites négrières. Il s'agit d'un essai d'histoire globale, ou mondiale, qui embrasse de vastes espaces sur plusieurs siècles et combine différentes approches; le résultat est parfois confus, je l'ai dit. On peut regretter par exemple l'absence de cartes, afin de pouvoir situer les lieux et les trajets de la traite négrière (1). 

 

(1): L'édition de poche Folio que j'ai utilisée nous propose cependant 22 planches photographiques en milieu de volume. Mais pas une seule carte ! 

 

    Les espaces considérés sont vastes et multiples: non seulement les côtes africaines, mais aussi les côtes américaines, les Antilles et les Caraïbes, les ports négriers européens, ainsi que les intérieurs des pays, impliqués dans ce vaste commerce aux multiples interactions, sans oublier enfin les immenses espaces maritimes eux-mêmes, l'Atlantique bien sûr, et l'océan indien, et la Méditerranée. O. Grenouilleau remet en cause au passage certaines notions toutes faites, celle de l'équivalence entre commerce triangulaire et traite négrière par exemple, car les parcours et les "flux" de celle-ci ne se sont pas limités à un schéma géopolitique inégalitaire entre l'Europe dominatrice, l'Afrique exploitée et l'Amérique colonisée, comme on l'apprend dans les manuels scolaires (je confirme). 

 

    L'idée forte de l'essai de Grenouilleau, et elle lui a été vivement reprochée, c'est d'avoir montré que l'Afrique avait joué un rôle très actif dans la traite négrière, et que celle-ci ne lui avait pas été imposée par les Européens. Les études historiques des trente dernières années le prouvent de mieux en mieux; même si les archives des Etats africains modernes sont souvent difficiles à exploiter, les spécialistes de l'esclavage et de la traite parviennent par des sources extérieures à mieux identifier et mieux cerner le fonctionnement en réseaux du commerce négrier. O. Grenouilleau signale la très grande "réactivité" ou "habileté" des "traitants africains" (il parle parfois de courtiers ou tout simplement de négriers) à suivre voire à précéder les demandes du "marché". Le commerce de l'esclavage intra-africain, méditerranéen et musulman avait commencé plusieurs siècles avant que ne s'enclenche la traite atlantique. Les marchands et colons européens n'ont donc pas eu à "inventer" grand chose.

 

     Mais il leur a fallu payer, souvent cher, les esclaves africains; là aussi O. Grenouilleau (et d'autres historiens avant lui) remet en cause une image toute faite qui circule encore dans certains manuels: celle de ces marchands européens qui auraient acheté les esclaves contre de la "pacotille" et des babioles (des objets brillants, des miroirs  !) remises négligemment à des vendeurs africains très naïfs. Image méprisante et raciste ! Il n'en a rien été. D'abord le commerce entre l'Europe et l'Afrique a commencé dès le XVe, un siècle avant le décollage de la traite (fin XVIe). Il ne faut donc pas "imaginer" l'arrivée des marchands d'esclaves européens comme un ouragan balayant tout sur son passage. La mise en place de la traite fut lente et très prudente (si l'on peut dire) - car il y avait beaucoup de "problèmes" techniques à surmonter. Et sans l'existence d'une organisation esclavagiste dans les "Etats" africains (royaumes, empires, califats) abordés par les Européens, le commerce de la traite n'aurait pas pu se développer. Il s'est développé aussi et surtout parce que les marchands européens, appuyés voire financés par leurs propres Etats, via des compagnies à chartes, apportaient dans leurs bateaux d'importantes quantités de marchandises, des chevaux, des outils, des fusils, et bien sûr des pièces d'or et d'argent, leur permettant d'acheter les esclaves en payant au prix fort ceux qui les vendaient (l'achat d'un seul esclave équivalait parfois à trois années de subsistance pour son vendeur, souvent un traitant africain...). On estime à vingt millions le nombre de fusils vendus à l'Afrique entre le XVIIIe et le XIXe. 

 

     Cette "militarisation" de l'Afrique n'a -t-elle pas justement contribué à exacerber les conflits et les inégalités entre les Etats et les peuples africains ? et pour le plus grand profit des esclavagistes et des colonisateurs extérieurs ? Oui, le commerce négrier, surtout entre la fin du XVIIIe et le milieu du XIXe, a modifié certains rapports de force et certains équilibres (déséquilibres ?) sociaux, ethniques, politiques à l'intérieur du continent africain; mais il n'a pas eu les effets ravageurs dénoncés hier par les tiers-mondistes et aujourd'hui par les militants woke des campus américains. Si les chiffres de la traite esclavagiste sont assez bien connus maintenant, côté occidental en tout cas, et amènent certains à vouloir parler de génocide, ils ne doivent pas pour autant tétaniser la réflexion et le travail d'étude qui ont été engagés et doivent être approfondis; ce qui est sûr, dit O. Grenouilleau, c'est que la connaissance historique "profonde" de l'Afrique a beaucoup progressé ces trente dernières années précisément grâce aux travaux menés sur la traite. 

 

     La traite ? Les traites ! L'autre point fort du livre de Grenouilleau est de montrer l'existence de plusieurs traites: la plus connue est celle de l'Atlantique, et encore, là aussi il faudrait employer le pluriel, distinguer différents itinéraires, différents "circuits", et surtout différents "acteurs"; mais l'océan indien et le monde oriental (Proche et Moyen-Orient actuels) ne furent pas en reste pour commercer des esclaves africains, sans doute 17 millions, c'est à dire six de plus qu'à travers l'Atlantique ! Enfin, il faudrait aussi parler des traites intérieures, terrestres, de part et d'autre du Sahara, le long du Nil, à travers les vastes espaces équatoriaux et sub-tropicaux; certains historiens n'hésitent pas à penser que plus de la moitié des esclaves africains est restée en Afrique... 

 

    L'essentiel du livre de O. Grenouilleau est justement consacré à ce que savent ou ne savent pas encore très bien les historiens, et cela étouffe un peu le propos, je l'ai déjà dit; on aurait aimé une synthèse plus limpide, plus aérée, avec des titres et des sous-titres plus explicites, permettant au lecteur modeste d'accéder plus facilement à certaines informations ou certaines idées. On aurait aussi aimé, puisqu'il s'agit d'un essai d'histoire globale, des pages plus nombreuses consacrées à la littérature romanesque, romantique, très abondante, sur l'esclavage et la traite (je pense à la littérature du XIXe), et pourquoi pas aussi des pages consacrées au cinéma qui s'est également beaucoup penché sur le sort des esclaves africains déportés. 

 

      Les objectifs historiographiques de O. Grenouilleau ne sont pas ceux-là, et comme souvent avec les chercheurs et spécialistes universitaires, ce qu'ils écrivent et publient vise avant tout leurs confrères, camarades et rivaux. Peut-on parler de "plan de carrière" ? C'est possible.  O. Grenouilleau en tout cas a glané quelques prix et distinctions depuis la parution de son essai (2004). A 60 ans, sa tâche d'enseignant semble terminée et il se consacre pleinement depuis quelque temps à l'écriture de nouvelles synthèses. 

                                                            

 



16/05/2022
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