A la recherche du Paradis (perdu)
La question du paradis (existe t-il ? où est-il ?) a longtemps occupé ou préoccupé les clercs; l'historien Jean Delumeau lui a consacré plusieurs volumes (1); j'ai dû en parler un peu dans une de mes chroniques "diluviennes" ou "pré-diluviennes". Pour les plus austères et les plus sombres des théologiens, le Paradis est une vaine et fausse espérance; le "bon chrétien" doit se préoccuper avant tout de son Salut sur terre et sa vie doit se consacrer à des "oeuvres" et à des dons (à l'Eglise évidemment !). La possibilité d'une vie éternelle paradisiaque est une spéculation réservée à quelques exégètes de la Genèse. Pour la masse et pour les prêtres qui la surveillent, c'est l'Enfer qu'il faut redouter avant tout; à la rigueur, à partir du XIIe siècle, on peut envisager le Purgatoire. Premier petit relâchement des esprits sans doute consécutif à une légère amélioration des conditions de vie. Les choses dégénèrent avec les premiers grands voyages océaniques et leurs récits fantasmés (cette manie des marins de faire des phrases, comme dirait Audiard), qui concurrencent voire remettent en cause la géographie céleste et biblique. Face au Paradis du clergé intellectuel, considéré comme inaccessible et insondable, "sanctuaire théologique" et exégétique ouvrant sur l'Infini mais fermé à l'entendement routinier et casanier du commun des mortels, se développe peu à peu le mythe ou la mythologie d'un paradis terrestre synonyme de "pays fabuleux" ou de "contrée rêvée"(2); c'est par exemple le mythe du Royaume du Prêtre Jean qui surgit en plein milieu du XVe siècle: un territoire exotique extraordinaire, qui serait situé soit en Asie centrale soit en Afrique orientale (actuelle Ethiopie), très riche, très beau, et peuplé de Chrétiens sans complexes qui satisfont à tous leurs besoins ! L'Eglise écarte assez vite cette affabulation de voyageurs et de littérateurs qui vient défier en quelque sorte la noble abstraction du Paradis biblique.
(1): Jean Delumeau, Une histoire du Paradis, vol. 1: Le Jardin des Délices, Fayard, 1992.
(2): Dominique Lanni, Atlas des contrées rêvées, Arthaud, 2015.
La suite est relativement mieux connue: le Paradis biblique perd de son intégrité entre le XVIIIe et le XIXe; et c'est lui qui devient une affabulation que tournent en dérision les esprits "voltairiens"; la critique est facile et la poésie chrétienne se perd; alors Chateaubriand, réactionnaire romantique, traduit le Paradis perdu de l'Ecossais John Milton, humaniste puritain du XVIIe qui ayant perdu la vue extérieure redouble de visions intérieures; ce qui est perdu peut être oublié, compensé, sublimé; une nouvelle vie commence parce qu'une autre finit; chassés d'un Paradis oriental qui prend feu (réchauffement climatique ?) Adam et Eve se tournent vers l'Occident: "Le monde entier était devant eux, pour y choisir le lieu de leur repos, et la Providence était leur guide. Main en main, à pas incertains et lents, ils prirent à travers Eden leur chemin solitaire."(3). Ce romantisme de l'exil rédempteur et d'une nouvelle vie providentielle va inspirer des millions d'émigrants chrétiens au XIXe (Ecossais, Irlandais, Allemands, Italiens...), et nourrir le renouveau religieux de l'Amérique du Nord. Tandis qu'en Europe occidentale, et particulièrement en France, le paradis perdu et oublié porte le clergé à concentrer son effort sur l'idée d'un purgatoire relativement clément, sorte de vaste salle d'attente pleine de chuchotements... (4).
(3): Dernier vers du poème de Milton, Le Paradis perdu, traduit en 1836 par Chateaubriand. NRF-Gallimard, 1995, p. 340.
(4): Voir à ce sujet l'historien Guillaume Cuchet, Le crépuscule du purgatoire, Armand-Colin, 2005.
J'en arrive à mon époque; ni Paradis, ni Enfer, ni Purgatoire. Silence radio de l'Eglise sur l'au-delà; elle ne peut pas tout faire ni tout dire: être proche des fidèles (Vatican II incite à la proximité), les rassurer, les consoler et leur parler du silence effrayant des espaces éternels... Parfois, un prêtre ose encore le fameux "Laissez les morts enterrer les morts !" - Mais il s'expose à l'incompréhension générale. Les pompes funèbres civiles quant à elles n'ont pas de message; seul compte le "passage", un mot qu'elles emploient souvent; on peut y ajouter "hommage", "témoignage"... Héritage ? On évitera. En évoquant le défunt, la défunte, sous forme d'anecdotes, on voit bien ce dont on ne veut surtout pas parler: de la mort. On ne peut rien en dire ? Sujet délicat en effet, mais passionnant; j'ai souvenir d'avoir lu le gros livre de Jankélévitch (5), où il écrit que "la mort à partir de la vie est proprement impensable"; et cependant, plus loin: " la mort réveille tout à coup chez les survivants des facultés d'étonnement engourdies... elle nous force à secouer notre torpeur continuationniste..." (6). Vraiment ? Le philosophe tend parfois à surestimer nos capacités. Mais enfin, il a le mérite de ne pas nous réduire à la "sidération", ce mot de plus en plus employé qui signifie le choc et le KO (ou chaos, ça marche aussi).
(5): V. Jankélévitch, La mort, Flammarion, 1977, coll. Champs, 470 pages
(6): p. 455
Sidération, choc, chaos, il en a été beaucoup question lors de l'exposition sur le 11 septembre que je suis allé voir l'autre soir au Mémorial de Caen; il est important de montrer des images et de mettre des mots, a dit la "médiatrice" (je crois qu'elle s'est présentée ainsi) s'adressant aux huit enseignantes et au seul enseignant de l'assistance. Bien d'accord. Mais, a t-elle ajouté vers la fin, on ne peut pas non plus tout dire, ou dire n'importe quoi, par exemple les théories du complot, qui ne peuvent pas être abordées devant un public de lycéens. Là, j'ai un peu tiqué sous mon masque. Et pourquoi pas ? C'est passsionnant au contraire. L'esprit est fait pour se poser des questions et oser des hypothèses. Car comme dirait Hercule Poirot, il faut faire marcher nos petites cellules grises... Ou bien Milton, "l'esprit est à soi-même sa propre demeure; il peut faire en soi un Ciel de l'Enfer, un Enfer du Ciel." Et c'est un puritain qui écrit cela. De quoi avons-nous l'air avec nos pudeurs pédagogiques ? Je vous le demande.
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