En attendant le Déluge

    Je veux parler du Tournoi de rugby des VI Nations; avec de tels mots, Tournoi, Nations, on devine qu'il s'agit d'une vieille compétition; elle a été créée à la fin du XIXe siècle, d'abord entre nations britanniques, puis la France y a été admise en 1910, avant d'en être exclue pour jeu dangereux (bagarres entre joueurs et supporters), et pratique illégale du professionnalisme; du coup le rugby à XIII en profite et se développe entre les années 1930 et les années 50, même si le régime de Vichy a voulu relancer le rugby à XV; il faut attendre les années 60 pour que l'équipe "quinziste" de France trouve vraiment sa place dans le Tournoi des V Nations; et c'est en 68 qu'elle remporte son premier Grand Chelem; mais le début des années 70 est dominé par le Pays de Galles; le rugby d'alors n'a pas la vitesse et le volume physique qu'il prendra par la suite, les joueurs sont encore des types physiquement ordinaires, et les mauvais gestes, volontaires ou non, alternent avec des actions d'éclat; les matchs sont parfois très brouillons sur des pelouses déplorables. Les années 80 et 90 marquent une nette amélioration de la technique de jeu et des qualités physiques des joueurs; la France devient une équipe redoutable et réputée pour son "french flair", c'est à dire un jeu très ouvert de passes rapides et redoublées; il faut voir par exemple le merveilleux essai qu'elle marque en 1991 sur le terrain de Twickenham en Angleterre; celui de 1994 à Auckland contre les All Blacks est encore plus spectaculaire, mais ce n'est pas le Tournoi des V Nations, qui devient celui des VI Nations avec l'arrivée de l'Italie en 2000.

   Les résultats de l'équipe de France déclinent au cours des années 2005-2020, et sa manière de jouer, surtout, devient incohérente et aléatoire; pendant ce temps les autres nations, Angleterre, Galles, Irlande, gagnent en cohésion et en discipline. On accuse l'organisation du championnat français et la politique de la fédération d'être les responsables complémentaires de la déliquescence de l'équipe de France. Le rugby devenu professionnel et sponsorisé par de nombreux "investisseurs", sans oublier ses recettes médiatiques, génère de plus en plus d'argent, dont il est habituel de dire, en France, qu'il corrompt les "valeurs".

   Toutefois, les valeurs en question restent de mise et sont même "revalorisées" en comparaison avec celles du football; le rugby semble plus courageux et plus collectif, les joueurs "mouillent le maillot" et n'hésitent pas à prendre des coups et des risques physiques de "combat" et d'engagement; surtout, ils respectent l'arbitre et ne contestent jamais ses décisions, à la différence des footballeurs. D'aucuns enfin font l'éloge des ambiances dans les grands stades du Tournoi des VI Nations: la beauté des hymnes, des chants, la bonne entente entre tous les supporters des différents pays, et l'absence d'incident en dehors des stades; certaines agences de tourisme font même la promotion du Tournoi; à la différence du foot, le public du rugby compte des personnes relativement âgées (plus de 60 ans) qui vont sans crainte au stade.

    Même s'il est un sport "violent", où les chocs peuvent être terribles voire mortels, le rugby garde sa réputation de sport intelligent où il faut connaître des dizaines de règles et de techniques, où le joueur doit faire preuve de puissance et de maîtrise, car "sans maîtrise la puissance n'est rien" comme disait une publicité des années 2000; le rugby offre également des possibilités plus grandes et plus riches de discussion et de langage que le foot; la complexité de ses règles et le dogme de l'infaillibilité de l'arbitre peuvent provoquer, comme en religion, des débats et des controverses sans fin; ce sport de gros volumes se joue souvent sur des détails d'une finesse digitale (beaucoup d'essais sont marqués du bout des doigts); et à la différence du foot où l'arbitrage vidéo suscite énervement et sarcasmes, au rugby c'est l'occasion d'apprécier et d'admirer au ralenti la qualité d'organisation de ces joueurs qui finissent entassés les uns sur les autres sur la ligne d'essai ! Dès qu'un joueur ne fait pas le geste ou l'effort qu'il devrait faire, il pénalise tout de suite son équipe; sans doute en est-il de même au foot, mais l'impression qui souvent s'en dégage est celle de types très "individualistes" qui ne s'investissent pas vraiment dans la discipline d'équipe mise au point, vainement, par l'entraîneur; on peut supposer que les joueurs de rugby sont plus respecteux des consignes et des valeurs collectives.

    Le Tournoi de cette année, qui se déroule en ce moment, est plus équilibré que les précédents; vice-championne du monde en novembre 2019, après avoir battu les Blacks au terme d'une demi-finale somptueuse, avant de s'incliner en finale devant le jeu très rude des Springboks sud-africains, l'équipe d'Angleterre semble un peu émoussée, tandis que l'équipe de France retrouve un état d'esprit et une force collective qu'elle n'avait pas montrés depuis plusieurs années; les Gallois sont un peu vieillissants, mais toujours très vaillants, et les Irlandais moins incisifs et combatifs qu'à l'habitude; les Ecossais alternent maladresses et générosité dans l'effort; quant aux Italiens ils sont de moins en moins au niveau des cinq autres nations; on peut donc espérer que les joueurs français puissent l'emporter, donnons-en au passage quelques noms: Dupont, Le Roux, Bouthier, Ollivon, N'tamack, Alldritt, Vincent, Cros, Marchand, Baille, Haouas, etc. Un joli mélange de sonorités, je trouve, même si on peut regretter la disparition de ces patronymes méridionaux qui autrefois m'enchantaient: Aguirre, Caussade, Averoux, Codorniou, Rives, Lagisquet, Berbizier, Joinel, Paparemborde ! Ce dernier nom désignait le joueur lui-même: un type bien épais, jovial, rustique, qui vous enveloppait de toute sa robuste faconde ! Quant à Jean-Michel Aguirre, on devine le bel arrière, élégant dans ses coups de pied; et Rives enfin, si facile à prononcer qu'il était omniprésent, rapide dans ses déblayages au sol et dans ses passes courtes; enfin il y avait à cette époque un commentateur hors-pair qui savait accompagner le jeu et les joueurs par ses réparties, Roger Couderc, et son fameux "Allez les petits !"                  

    La retransmission télé du Tournoi reste assurée par le "service public" (ce qui n'est plus le cas depuis longtemps des grandes compétitions de foot telle la coupe du monde...); en principe jusqu'en 2022; et les audiences sont très bonnes; précisément cela attire les investisseurs et sponsors privés qui font pression depuis quelque temps pour changer l'organisation du Tournoi, l'ouvrir à de nouvelles nations (européennes mais aussi "polynésiennes" !) - Le cas de l'Italie pose question: elle participe au Tournoi depuis 2000, on disait alors qu'elle progresserait au contact de nations plus fortes, or il n'en a rien été, et c'est même le contraire qui se produit: les meilleurs joueurs italiens ne jouent pas en Italie et la sélection nationale semble délaissée, malgré un bon public qui répond toujours présent au stade. Personnellement je suis favorable à la tradition, mais une tradition "évolutive", c'est à dire le maintien du Tournoi dans son format actuel et en y introduisant de temps en temps de petites améliorations, comme celles qui ont été apportées ces vingt dernières années: essai à 5 points, bonus offensif, défensif, arbitrage vidéo, et nouvelles règles de jeu en faveur d'un rugby "ouvert" et en mouvement, ce qui ne supprime pas pour autant les mêlées et les phases de progression lente. Par ailleurs, les maillots des équipes nationales sont restés de jolis maillots, à la différence de ceux du foot; les numéros correspondent aux postes des joueurs, et les couleurs des équipes sont toujours les mêmes; le bleu de l'équipe de France est redevenu un joli bleu "royal", après quelques déplorables tentatives dans les années 2000 de bleu "marine"; et je dis cela sans arrière-pensée politique !

   Honny soit qui mal y pense !