En attendant le Déluge

   La laïcité à la française permet donc de se reposer le jour de l'Ascension, qui, je le rappelle, est un événement chrétien, sans doute peu et mal connu des Français. Ouest-France (30 mai) lui consacre un bref article en page 5: d'après l'Evangile de Luc l'Ascension se déroule le soir de Pâques, tandis qu'aux Actes des Apôtres elle intervient un peu plus-tard; qu'importe, car la signification "spatiale" de l'Evénement transcende sa chronologie; en résumé, Jésus monte au Ciel, et son message peut alors décoller; l'Ascension marque donc l'affirmation de l'au-delà et du très-haut dans la conceptualisation du dogme chrétien (environ au IVe siècle de notre ère). L'Eglise elle aussi prend son envol, après trois siècles de persécutions et de marginalités dissidentes. L'Ascension enfin et surtout permet au Saint Esprit de se faire une place auprès du Père et du Fils. "Jésus est invisible mais il n'est pas absent" explique l'Eglise, et son invisibilité terrestre lui assure en quelque sorte une plus forte présence céleste. Le concept d'Esprit Saint joue le rôle de translation et de médiation entre un Père inconnu et un Fils devenu très célèbre; ce concept permet de combiner sans les confondre ces deux figures et ces deux forces, celle d'un Père très distant, très au-delà, et celle d'un Fils très proche, plein d'empathie. En montant au Ciel, le Fils s'éloigne des mortels et de leurs soucis (les nôtres !); il offre une perspective d'infini, diront les uns, il se fiche bien de nous, et sa religion est une voie sans issue, diront les autres. Le débat reste ouvert.

   Autre débat: l'ascension de Macron est-elle terminée ? Les élections européennes de dimanche dernier n'ont pas donné de réponse probante; la liste macroniste (LREM) s'en sort assez bien; elle fait jeu égal avec la force montante du rassemblement national. Du reste, la "victoire" de celle-ci, arrivée première en nombre de voix, a été minorée voire dénigrée par les médias, au profit de la troisième place de la liste écologiste, saluée comme la principale gagnante du suffrage. Ouest-France par exemple, soutien officiel de Macron, consacre depuis trois jours ses commentaires de première page au rôle croissant et bientôt prépondérant de l'écologie et de l'environnement au sein de l'Union européenne. Le vote en faveur du Rassemblement National est expliqué quant à lui par les habituelles assertions des sociologues du CNRS: vote de colère, de sentiment d'abandon, de protestation confuse, vote de la "périphérie rurale" à l'encontre du centre métropolitain. Les médias grand-public en tout cas semblent avoir été soulagés; les élections européennes n'ont pas vraiment confirmé l'ascension des forces populistes, nationalistes et xénophobes; dans beaucoup de pays, comme en Espagne, a t-on pu lire et entendre de la part des journalistes accrédités, les forces progressistes et européistes ont fait mieux que résister.

   Pas en Italie, où la liste populiste et anti-UE de Salvini a obtenu 34 % des suffrages; un véritable succès et satisfecit pour celui qui dirige le ministère de l'intérieur depuis plus d'un an et fait figure d'homme fort du gouvernement et de la politique italienne face à l'UE. Qu'en déduire ? Les analystes français ont réponse à tout: c'est le succès de la démagogie et c'est un "jeu dangereux" qui risque fort de très mal se terminer pour l'Italie et les Italiens ! Comme si la démagogie ne fonctionnait que du côté des vilains nationalistes xénophobes, et comme si, face à elle, les bons et vertueux progressistes européistes n'usaient que d'arguments rationnels et vérifiables. L'UE, comme l'ensemble du système commercial mondialisé auquel elle se rattache, ne fonctionne au contraire que sur des traités et des marchandages, qui n'ont rien de rationnel ni de raisonnable ni de vertueux ! Dans les domaines du capitalisme et du pouvoir politique, les forces non-rationnelles, ou pour le moins infra et supra-rationnelles, par exemple les goûts, les appétits, les désirs, les angoisses, les doctrines, les grands principes, les grandes valeurs, jouent probablement les premiers rôles dans les prises de décisions*. Une chose est sûre: quand on gagne environ 10 000 euros mensuels (ce que touchent à peu près les députés européens), et qu'on doive discuter de questions juridiques et commerciales avec des collègues de travail qui ne parlent pas la même langue que vous, la "raison" et les arguments rationnels ne ressemblent alors plus guère à ce qu'un modeste prof de lycée appelle ainsi, quand de son côté il tente de faire réfléchir ses élèves et de leur faire comprendre tous les bienfaits de la construction européenne !

*: Le roman Le Grand Paris de Bellanger souligne aussi la dimension peu rationnelle de certains projets immobiliers et politiques; de nombreux passages de ce roman nous plongent dans des considérations maçonniques un peu troubles, un peu obscures, voire métaphysiques ou techno-mystiques; et ce sont du reste les pages les moins réussies, et pour tout dire les plus ennuyeuses à lire.      

   Restons en Italie: le Giro continue ses ascensions; la dernière semaine de course enchaîne les cols les plus difficiles qui soient, notamment le terrible Mortirolo, plus de 10 km de montée à 11% de moyenne ! Sur de telles pentes les écarts ne peuvent pas être très importants, sauf en cas de défaillances, ce qui n'arrive plus souvent dans le cyclisme moderne où les coureurs suivent à peu près les mêmes types d'entraînements et de préparations; c'est du moins ce que j'ai essayé d'expliquer cette semaine à mes élèves en leur montrant un extrait vidéo de la défaillance mortelle du coureur anglais Tom Simpson dans l'ascension du Mont Ventoux le 13 juillet 1967. A cette époque, ai-je dit, les coureurs étaient un peu livrés à eux-mêmes et certains se dopaient à l'insu de leurs directeurs et managers; depuis, les médecins et les conseillers en soins, divers et variés, ont pris une certaine place dans la vie des coureurs professionnels, voire amateurs... Mes remarques sont celà dit un peu tombées à plat, et c'est ce qui arrive généralement quand on croit avoir touché de son côté au sommet de sa réflexion !