C'était le déluge !
Il pleut beaucoup sur le Tour de France depuis le départ de Brest; les étapes alpestres de samedi et dimanche 3-4 juillet ont même été diluviennes, on peut le dire, privant les téléspectateurs des habituelles images aériennes qui mettent en valeur le "patrimoine" touristique et la "biodiversité"; la retransmission s'est donc limitée à des visages de coureurs détrempés, frigorifiés, tétanisés, incapables eux-mêmes de se saisir de leurs gants, de leurs vestes, de leurs surchaussures, obligés donc de s'arrêter et d'être aidés par leurs assistants. Laurent Jalabert au micro de France TV a profité de l'occasion pour nous expliquer la différence entre la passion du vélo et le métier de coureur; quand les conditions météo sont exécrables, les amateurs ne font pas de vélo, alors que les professionnels si, car c'est leur métier; sous la pluie et le froid, le plaisir disparaît, les sensations sont bouleversées, la plupart des coureurs veulent abandonner, et quelques-uns abandonnent en effet; évidemment il y a des exceptions, qui non seulement parviennent à surmonter l'épreuve, mais s'y sentent presque à l'aise, ainsi Charly Gaul qui sous la pluie surclassait tout le monde. Sans oublier les très grands champions, Merckx et Hinault par exemple, qui avaient une capacité de souffrance supérieure aux autres. Lors de la course Liège-Bastogne-Liège de 1980 disputée en avril sous une tempête de neige, la plupart des coureurs abandonnèrent; Bernard Hinault poursuivit jusqu'au bout et remporta la course avec des doigts gelés; cela reste à ses yeux son plus grand exploit.
Sous la pluie le jeune champion Pogacar (prononcez Po-ga-tchar) n'a pas faibli et son visage est resté serein toute la journée, presque satisfait diront certains; il a couru avec aisance et a répondu à une tentative d'attaque d'un adversaire en le dépassant à son tour et en terminant l'étape de dimanche avec une trentaine de secondes d'avance sur lui et ses autres rivaux (le mot est sans doute exagéré); au classement général le jeune Slovène devance de deux minutes le coureur australo-irlandais O'Connor, vainqueur de l'étape après une échappée de plus de cent km; le 3e, le Colombien Uran, est déjà à plus de 5 minutes, puis plusieurs coureurs entre la 4e et la 10e place se tiennent en trois minutes, dont les Français Martin et Gaudu. Ce dernier, d'origine brestoise, est habitué à courir sous la pluie; il a cependant flanché dans les derniers km de l'ascension vers la station de Tignes; quant au Normand Guillaume Martin, il a déclaré avoir souffert du froid mais s'avoue néanmoins satisfait de son étape qu'il a terminée dans les dix premiers. Très philosophe, il reconnait que ses ambitions évoluent et qu'il faut savoir saisir les occasions quand elles se présentent; depuis deux ou trois ans Guillaume Martin est très sollicité par les journaux et les écrivains-amateurs de vélo (qui sont des hommes plutôt âgés aujourd'hui, tels Jean-Louis Ezine, Paul Fournel, Eric Fottorino...); on lui demande ses impressions et ses analyses (philosophiques de préférence !). Guillaume Martin a déjà écrit un livre, Socrate à vélo (1), et en prépare un deuxième, La société du peloton, qui paraîtra à l'automne.
(1): Dans ce livre, le coureur normand prête à Aristote la réflexion suivante: "Bien sûr qu'il nous arrive de penser sur le vélo ! Il n'y a pas d'heure ni de lieu pour penser. La pensée irrigue toutes choses. Je dirais même plus: le vélo aide à penser. Flaubert disait "qu'on ne peut penser qu'assis". Nietzsche s'opposait à lui en affirmant que "seules les pensées que l'on a en marchant valent quelque chose." Eh bien le vélo réconcilie Nietzsche et Flaubert en réunissant leurs deux conditions: nous sommes à la fois assis et en marche quand on pédale ! Alors pour faire de la philo, faites du vélo !" (Socrate à vélo, Grasset, 2019, p. 16).
Sous le déluge peut-on encore philosopher ? Si le vélo aide à penser, la pensée aide t-elle à pédaler ? A quoi pensent les coureurs ? Pensent-ils ? Guillaume Martin reconnaît le premier que le coureur professionnel est avant tout un penseur pragmatique, qui pense à ce qu'il doit faire, à ce qu'il va faire; pas question de rêvasser ou de penser à autre chose qu'à la course; les cyclistes du peloton doivent faire preuve d'une attention soutenue de chaque instant. Sous la pluie et avec le froid, mettre des gants et un vêtement tout en pédalant demande beaucoup d'adresse et de concentration; si vous échouez, vous chutez. Le philosophe-écrivain, lui, tranquillement assis à sa table, peut raturer sa feuille autant qu'il veut, faire une sieste et revenir à son texte, personne ne s'en rendra compte à la lecture (et d'ailleurs qui le lira ?). Quant aux "pannes de pensée" ou "d'écriture", cela relève quasiment de la coquetterie d'intellos, du caprice de "moi je" ! La panne d'énergie sur le vélo, en revanche, c'est une affaire autrement plus sérieuse et lourde de conséquences, puisqu'elle peut entraîner une élimination. C'est ce qui est arrivé à sept coureurs lors de l'étape de dimanche, ils ont été mis hors-délais; le dernier à avoir franchi la ligne d'arrivée plus d'une heure vingt après le vainqueur s'appelle Nic Dlamani, premier coureur noir Sud-Africain à participer au Tour. Victime d'une chute en descente il n'a pu profiter du "gruppetto" (groupe composé de plusieurs dizaines de coureurs qui s'organisent pour terminer la course dans les délais) et a dû terminer tout seul l'étape très loin de tous les autres.
Les journalistes ont usé et abusé de l'adjectif "dantesque" pour qualifier ces deux étapes alpestres, surtout celle de dimanche; personne n'a parlé d'étape diluvienne, ce que j'ai un peu regretté; la notion de déluge serait-elle en voie de disparition lexicale ? conceptuelle ? historique ? Je m'emploie à mon humble niveau à la préserver.
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