En attendant le Déluge

En attendant le Déluge

Un peu de populisme

 

   Il paraît que le populisme c'est très dangereux; on ne sait pas bien ce que c'est, les avis sont multiples et contradictoires, mais précisément trop nombreux et trop confus pour être catalogués, classés, voire "conceptualisés". Le populisme inquiète ou fait soupirer les intellectuels qui n'y voient rien d'intelligible; la plupart des professeurs, qui d'ailleurs ne se considèrent pas comme intellectuels (on est déconsidéré de toute façon, se disent-ils depuis plusieurs années...), estiment que l'école doive lutter contre le populisme qui selon eux est contraire et même opposé aux valeurs de l'enseignement et de l'instruction: le travail, la discipline, la rigueur, la clarté, la politesse et la belle expression. Le populisme serait donc dans toute son imprécision un phénomène un peu sauvage, un peu "archaïque", un peu "barbare"... Et les professeurs d'histoire d'ajouter que ce grossier phénomène porte en lui la guerre comme la nuée porte l'orage... 

    Justement, l'orage menace à l'heure où j'écris ces quelques lignes; ces derniers jours ont été très chauds ici en Normandie (entre 25 et 30°) et m'ont découragé de faire du vélo (la chaleur me rend tout mou, surtout la chaleur normande pleine d'humidité; on se croirait à Sumatra ! Où je ne suis jamais allé.). Alors je lis Bouddha vivant et un autre livre sur la fin de la IIIe République écrit par Emmanuel Berl, un copain de Paul Morand (1). J'écoute aussi un peu la radio. Sans oublier de regarder le match de foot du soir. 

 

(1): Emmanuel Berl, La fin de la IIIe République, Gallimard, 1968, puis coll. Folio-histoire, 2007. 

 

    Morand et Berl sont de grands-bourgeois très cultivés qui ont eu beaucoup de temps libre pour se cultiver, écrire et voyager (sans oublier de rencontrer beaucoup de gens, et parfois même d'en aimer, ou d'en détester...). Les deux hommes n'emploient jamais le mot de populisme; "peuple" à la rigueur peut surgir au détour d'une réflexion, souvent négligée, désinvolte, ironique. Morand porte sur la France et les Français, je l'ai dit, un regard distant, et qu'on pourrait même qualifier de méprisant si ce n'était un regard de romancier (le romancier comme le diplomate bénéficie d'une sorte de passeport privilégié d'extra-territorialité qui lui permet en principe, mais pas toujours en réalité, d'échapper à certaines accusations voire à de possibles arrestations... Louis-Ferdinand Céline, lui, n'en profitera pas et devra s'enfuir, tandis que Morand ne sera nullement inquiété dans sa villégiature suisse en 1944... ). Le romancier de Bouddha vivant ne se gêne donc pas, il parle de "l'austérité bilieuse de la France où tout le monde est vert d'envie, jaune de prévoyance et noir de besoin." . Plus loin, il évoque les prostituées (françaises) "qui sont souvent après les religieuses nos meilleures patriotes"- Sans oublier enfin une énième considération sur la vitesse et le "sauve-qui-peut général" de l'Occident où seuls les plus mobiles et les plus rapides s'en sortiront. Les peuples sédentaires et casaniers, eux, ne s'en sortiront pas, piégés dans leurs soucis et leurs besoins; d'où leurs complaintes et leurs récriminations, leurs ressentiments, toute une idéologie d'esclaves et de prisonniers que Morand aurait pu appeler le populisme...

 

    Emmanuel Berl quant à lui s'interroge sur les responsabilités des élites politiques et militaires de la France lors de la défaite de 40 qui met fin à la IIIe République; le "peuple" ne joue pas un bien grand rôle dans cette "affaire", mais l'auteur tient tout de même à signaler que les Français "couraient en tous sens et trébuchaient sur les idéologies mortes". Beau style, si l'on veut, et qui laisse entendre que le "populisme" est un genre de désordre ou d'égarement provoqué par l'indécision et les songes-creux; "chacun pense, pense" écrit Emmanuel Berl, "mais la grande houle du trouble général développe des ondes trop fortes pour ne pas courber les pensées de tous." Beau style, en effet, qui n'est pas sans faire écho à cette idée du populisme-orage que j'ai signalée au-dessus... Mais pour que l'orage éclatât, il fallut la guerre-éclair des généraux allemands. Beaucoup de procès ont été faits aux Français, élite et peuple parfois confondus, pour éclairer ou obscurcir les responsabilités et les "tendances" qui ont pu conduire au désastre de juin 40; mais il ne faudrait tout de même pas en oublier ou en occulter le rôle de l'agresseur allemand; ni trop vouloir épargner l'Angleterre qui tout au long des années 30 a savonné la planche des "relations internationales" afin d'y faire glisser les uns et les autres selon leurs inclinations.... 

 

    Evidemment, dans ces moments-là, de fortes turbulences internationales, on regrette de n'être pas Suisse, vaquant à ses petites affaires au fond de sa vallée, au bord de son lac, tandis que les autres, Français, Anglais et Belges, voient leurs maisons pulvérisées et se retrouvent sur les routes dans le plus total égarement. La neutralité suisse, forte de sa discrétion diplomatique et de sa consistance populaire (méfiance de l'étranger), repose sur un savant équilibre social et politique, dont il est possible aujourd'hui encore de faire l'éloge, quand bien même toute une propagande mondialiste et progressiste pourrait se dresser contre lui*. J'écoute à la radio le professeur François Garçon nous exposer les subtilités démocratiques du "modèle suisse", ses référendums à plusieurs niveaux, sa défense des libertés locales (libertés pouvant vouloir dire traditions), son système de police décentralisé (il y a donc 26 polices différentes en Suisse, chacune ayant ses propres uniformes; c'est presqu'un système "milicien" !) et surtout son éducation; François Garçon fait observer que les Suisses ont un niveau d'implication civique et de savoir-faire technique largement supérieur à la moyenne, et surtout à la France. Dans son dernier ouvrage (2), il explique le malaise démocratique français par son mauvais système d'éducation (nationale), qui sélectionne et protège une petite élite de plus en plus bornée et auto-satisfaite, qui se fiche "royalement" des valeurs de la République (au sens strict de chose publique). François Garçon connait bien le sujet (il a enseigné 18 ans à Polytechnique) et se désole notamment du "bachotage", des examens, des concours et des classements, une vaste escroquerie pseudo-intellectuelle selon lui, qui favorise et valorise de mauvaises valeurs: conformisme, rigorisme bête et méchant, sectarisme, intolérance, mépris... Il se désole par conséquent de la marginalisation péjorative des voies d'apprentissage par l'Education nationale, et cite au passage un haut responsable de l'Administration scolaire chargé de la revalorisation de ces voies d'apprentissage mais qui n'a pu s'empêcher de répondre au journaliste qui le lui demandait que ses propres enfants, "très brillants", se dirigeaient vers des études de médecine ! - Enfin, François Garçon estime que le modèle suisse, plus technique et plus pragmatique que le système démocratique français, permet aussi de contenir la poussée du phénomène populiste; certes, concède t-il, il y a un populisme suisse, mais il n'atteint pas le niveau de confusion voire de grandiloquence verbeuse de celui qu'on peut observer en France.   

 

(2): Voir lien ci-dessous

*: Tout en étant neutre et en dehors de l'Union européenne, la Suisse n'en est pas moins une plaque-tournante (et un coffre-fort) de la mondialisation financière et oligarchique. Un seul exemple, le Forum de Davos. Les médias de la bourgeoisie bien pensante sont donc très prudents et très bienveillants à l'égard de la Suisse et de son modèle, qui par bien des aspects cependant peut faire penser au populisme tant décrié ailleurs...                       

 

                   

 

Présentation du livre de François Garçon



18/06/2021
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