Comprendre le malheur français
Marcel Gauchet est un intellectuel français, à la fois historien, sociologue, philosophe, un peu éclectique, un peu généraliste, ce qui lui est d'ailleurs parfois reproché; il n'est pas normalien, pas même agrégé, mais il est parvenu à s'agréger à d'autres intellectuels, comme François Furet et Pierre Nora, qui lui ont permis d'écrire des articles et de devenir même directeur de la revue Le Débat. Cette revue s'est attaquée au "gauchisme" soixante-huitard et en particulier à la figure de Michel Foucault; les "foucaldiens" par conséquent détestent Marcel Gauchet, notamment les militants LGBT, qui voient en lui un "vieux con réac", d'origine provinciale et rurale, imprégné d'une morale indécrottable (Marcel Gauchet est né dans la Manche en 1946 d'un père cantonnier gaulliste et d'une mère couturière catholique).
Comme le sociologue Jean-Pierre Le Goff, lui aussi qualifié de "vieux con réac" depuis quelques années, Marcel Gauchet a étudié à l'université de Caen et a participé aux événements de 1968; les deux hommes ont adhéré à des thèses "anarchistes" et "situationnistes" qui critiquaient l'individualisme et la "société du spectacle", mais aussi, en sourdine, une certaine libération sexuelle: tout ce qui par la suite allait devenir "l'esprit Canal Plus" et le libertarisme métro-bobo des journaux Libé et Les Inrocks. Marcel Gauchet s'en est pris également au "pédagogisme" de l'Education nationale et aux "réformes" dites "sociétales" de la "nouvelle gauche" française influencée par la gauche américaine des métropoles (les Démocrates de New York et Washington). Gauchet et Le Goff ont aggravé leur réputation de penseurs "provinciaux", voire franchouillards, populistes et réacs.
Le livre Comprendre le malheur français, que j'ai lu rapidement il y a quinze jours, synthétise et radicalise la tendance "réac" de Marcel Gauchet; on voit que celui-ci ne prend plus de gants et que ce livre, probablement, s'inscrit dans une littérature de combat qui vise à répondre aux attaques et aux procès intellectuels dont son auteur fait l'objet depuis plus de dix ans (1).
(1): Marcel Gauchet, Comprendre le malheur français, Stock, 2016, puis Gallimard-Folio, 2019. Le livre est écrit sous la forme d'un entretien avec les historiens Eric Conan et François Azouvi. Il est d'une lecture aisée, sans jargon, mais un peu redondant par moments; les derniers chapitres sont légèrement ennuyeux; mais les premiers sont très cinglants et l'auteur n'y va pas par quatre chemins. Son propos anti-union européenne et anti-élitisme parisien lui a valu et lui vaut toujours le mépris de certains médias (Libé, France-inter, Le Monde, Les Inrocks, etc. Même Ouest-France préfère interroger un Jacques Attali ou un Cohn-Bendit qu'un auteur comme Marcel Gauchet, pourtant plus régional que les deux précédents...).
Le "malheur français", selon l'auteur, désigne l'auto-dénigrement et le pessimisme qui se sont instillés et installés dans l'opinion publique; il écrit: "l'estime de soi, de la part des Français d'aujourd'hui, est tombée à un niveau tellement bas qu'ils pensent que nous ne pourrions pas nous débrouiller par nos propres moyens. Les Suisses en sont capables, les Norvégiens ou les Islandais aussi, mais pas nous ! Ce pays, dans ses profondeurs, n'a plus confiance en lui. La France est trop petite, voilà le leitmotiv, elle ne peut pas être autonome... La France a le syndrome d'une ex-grande puissance qui, somme toute, préfère être embarquée dans une affaire collective qui lui nuit, mais qui est d'envergure, plutôt que de ressaisir les choses par elle-même." (pp. 222-223).
Marcel Gauchet critique sans ambages le "projet européen", qui d'après lui relève de l'idéologie et de la posture (de l'imposture plutôt), et ne répond à aucun des problèmes économiques, sociaux et géopolitiques de la mondialisation. Au contraire il les aggrave. Ce projet a été amplifié d'une façon grandiloquente et démagogique sous la présidence de Mitterrand, surtout après 1984; il a été soutenu par les médias de la gauche et du centre-droit, puis de la droite libérale; il a permis de faire croire à un mélange humaniste et progressiste de "bonnes valeurs" économiques et sociales: liberté, libre-échange, ouverture des frontières, nouvelles opportunités professionnelles, flexibilité, adaptabilité, tolérance, générosité, mais aussi respect de la santé et de l'environnement, le tout couronné par un "droit" européen supérieur aux droits nationaux, étroits et égoïstes, obligeant la politique française à se conformer aux directives juridico-techniques de Bruxelles et de la Cour de Luxembourg, etc. Enfin et surtout, le projet idéologique européen (ou européiste) a permis de rejeter aux extrêmes, droite et gauche, et de "diaboliser" (nationalistes ! fachos ! racistes ! staliniens !) tous ceux qui s'y opposaient. Pour Marcel Gauchet, le populisme anti-européen va de pair avec l'élitisme pro-européen, les deux mouvements se renvoient la balle, et dans le cas français (c'est moins vrai dans d'autres pays de l'UE) ce "match" permet la victoire assez facile des pro-européens grâce à un système électoral et politicien qui marginalise les "extrémistes". Les Verts, par exemple, sont de fervents pro-européens qui favorisent le "recyclage" idéologique de la gauche et du centre-droit; même si l'Union européenne encourage le libre-échange mondialiste par les lois qu'elle fait voter et les accords qu'elle signe avec les autres continents, elle donne l'impression par son idéologie et via les médias (et même via l'Education nationale qui souvent cire les pompes du projet européen) de promouvoir un "développement durable" qui s'appuierait sur les productions locales et biologiques.
Tel est le "piège européen" selon Marcel Gauchet. Et il appelle à en sortir. Comment ? Il ne dit pas carrément qu'il faille quitter l'UE, mais il souhaite que la France prenne ses distances et reprenne en mains ses affaires. Car le discours européiste est devenu un mensonge idéologique grossier; et Marcel Gauchet accuse la classe politique de s'y livrer: " les hommes politiques de nos systèmes décmoratiques sont des gens formés à l'idée que l'art politique consiste en une ruse faisant passer la pilule de la contrainte sous les couleurs de la promesse." (p. 416). Sortir de ce mensonge ne se fera pas en partant de la base (démocratie participative, autre illusion selon Marcel Gauchet) mais en changeant les institutions par le sommet. "Il nous faut une nuit du 4 août de la nomenklatura française", écrit-il en conclusion (p. 435).
J'avoue ne pas trop apprécier l'expression ni ce qu'elle désigne; car la nuit du 4 août 1789 a été une mascarade idéologique et symbolique (abandon des privilèges par la noblesse et le clergé) qui n'a pas permis à la société française de se retrouver brusquement heureuse... Du reste, Marcel Gauchet estime que la figure "fondatrice" du pessimisme français s'appelle Jean-Jacques Rousseau ! C'est à dire la figure emblématique des révolutionnaires qui croyaient au bonheur de tous !
Mais il est possible de manier la contradiction apparente, en supposant l'idée d'un pessimisme fondateur, l'idée par exemple que la nature ou que la société est mauvaise ou méchante, mais qu'il ne faut pas pour autant, bien au contraire, laisser les choses ainsi. Si les Français ont donc le sentiment d'un malheur de la France, c'est qu'ils aspirent, plus qu'ils ne le disent, à une renaissance ou à une reconstruction... En ce 14 juillet je m'autorise à conclure par la citation du monarchiste Maurras: "le désespoir en politique est une sottise absolue..."
La messe n'est pas dite et l'histoire continue...
Inscrivez-vous au blog
Soyez prévenu par email des prochaines mises à jour
Rejoignez les 4 autres membres