Contre Diderot
J'ai lu au début de l'été un petit essai critique intitulé Contre Diderot écrit par Barbey d'Aurevilly (1); la lecture en est aisée, même si l'on ne connait pas très bien, c'est mon cas, l'oeuvre de Diderot; le style pamphlétaire de Barbey d'Aurevilly n'y va pas par quatre chemins; adversaire ou ennemi (selon les auteurs) des idées progressistes et de leur vulgaire opportunisme intellectuel, il nous montre un Diderot uniquement préoccupé de sa carrière "philosophique" et de ses relations mondaines et bourgeoises; pour Barbey, qu'on peut qualifier d'auteur "réactionnaire" (mais il n'est pas le seul, surtout après 1870 où beaucoup d'auteurs français déplorent le modernisme technique, bourgeois et "germanisé"qui selon eux appauvrit les âmes et les coeurs, corrompt les consciences et les croyances), Diderot se complaît et se "vautre" dans les idées à la mode du XVIIIe; et tout son style, qui pourrait être original, personnel, authentique, se met au service d'une philosophie vulgaire qui rabaisse et ramène toutes les idées à la seule critique de l'Eglise.
(1): Barbey d'Aurevilly, Contre Diderot, 1880, Editions Complexe, 1986, préface de Hubert Juin, 145 pages.
Un premier extrait s'impose: "Le XVIIIe en effet fut essentiellement polémique, et tous les travaux de ses écrivains furent marqués de ce caractère horriblement pratique: le bouleversement de l'Etat social, tel qu'il avait été constitué jusqu'alors. Les écrivains de cette époque affolée de destruction et de changements, font le sinistre effet d'aveugles qui balaient la place où vont s'élever tout à l'heure les échafauds qu'ils ne prévoyaient pas... Voltaire, seul, se doutait de quelque chose. "Mes frères, qui vivra verra !", disait-il, en frottant diaboliquement ses vieilles mains: mais il ne prévoyait pas ce qu'on a vu... Quoi qu'il en ait été, du reste, les écrivains du XVIIIe siècle se préoccupaient bien plus de prosélytisme et de la diffusion de leurs idées que de la beauté de l'oeuvre littéraire. Diderot, qui passe à tort ou à raison pour le plus artiste de tous, Diderot qui traita dans une thèse spéciale de la question de la Beauté, ne fut pas plus haut que son temps et il le subit tout entier... C'est toujours le même homme qui se jette sur tous les sujets par tempérament intellectuel, mais ce n'est pas l'artiste qui se renferme dans l'idée fixe du chef d'oeuvre et l'amour pur de la beauté réalisable..." (pp. 64-65)
On objectera que le XVIIIe ne fut pas tout d'un bloc philosophique et littéraire; et que les idées des Lumières ne rayonnèrent sans doute pas autant qu'on l'a dit après coup; l'idéologie nobiliaire, conservatrice, réactionnaire (par rapport aux idées dites progressistes) continua de peser lourdement sur l'Etat et sur la société française, jusqu'à la veille de la révolution. Le jeune roi Louis XVI incarne lui-même la pesanteur de cette idéologie, son inertie, ses vanités, alors qu'il est amateur (en privé) des idées et des techniques nouvelles. Et c'est bien de cette problématique, le conservatisme contre le progressisme, qu'est née la révolution, sans pouvoir ensuite lui apporter de réponse. Autre objection à Barbey: les idées des Lumières, celles d'un Diderot par exemple, n'ont pas du tout inspiré les révolutionnaires les plus "purs" et les plus "durs", qui pour les uns se réclamaient d'un idéal "classique" (voire "antique") et pour les autres d'une négation de tout progrès ("la révolution n'a pas besoin de savants"). Quant à la question de la Beauté, elle renvoie pour Barbey à un idéal de pureté ou de chef d'oeuvre fixe, qu'il n'a guère atteint lui-même et auquel il ne s'est jamais vraiment "sacrifié". En vérité le XVIIIe a ouvert la littérature à des possibilités nouvelles d'expression et de publicité, qui ont adouci et atténué le purisme et le rigorisme de ses "genres" jusque-là constitués; le XIXe a poursuivi dans cette voie qu'il a sans doute même élargie.
Barbey aime beaucoup, sans l'avouer, la liberté de ton de Diderot, et sa verve pamphlétaire dont il s'inspire un peu pour la retourner contre lui ! Le préfacier Hubert Juin nous signale cette "ambiguïté" d'admiration-répulsion de Barbey pour et contre Diderot. Les deux écrivains ont un immense "point commun": le goût de l'imagination et un certain sens de la "folie"; or Barbey, précisément, par dessus-tout déteste la tristesse vaporeuse ou éthérée des auteurs froids du XIXe, dont le modèle à ses yeux s'appelle Goethe. Un deuxième extrait s'impose ici:
"Goethe, en effet, plus vanté encore que Diderot, devait être, bien plus que Diderot, l'idole et l'idéal du XIXe siècle, et il l'est. Cela n'a pas manqué. C'est le grand Serpent de ce siècle-reptile. Il a toutes les qualités prisées haut par les siècles bas. Il a la prudence du serpent que le monde appelle la sagesse; il a les inflexions, les rétorsions, toutes les souplesses du serpent, et sa fascination aussi... sur les imbéciles, comme le serpent sur les oiseaux. Mais ne vous y trompez pas ! il en a surtout la froideur, et c'est par la froideur qu'il règne sur cette génération d'à-moitié morts et d'un pied dans la tombe, sur ces Narcisses de l'épuisement qui viennent mirer leur pâleur blême dans le blême miroir de ses oeuvres, et qui la trouvent intéressante ! Goethe a fait de cette froideur une poésie. C'est lui qui a mis le calcul dans l'art, dans le succès et dans la vie. C'est un charlatan froid. Diderot n'était qu'un charlatan chaud, qui avait des abandons, des oublis de rôle, des imprudences, d'une grande beauté et d'une grande bêtise... La salamandre qui s'appelait Diderot et qui vivait dans le feu de l'esprit, dans le feu du coeur, dans le feu des sens, dans le feu de l'enthousiasme, dans le feu de la gaîté et dans le feu des larmes, dans tous les feux que l'homme, d'essence immortelle, puisse allumer sur la terre, avec la torche sublime de ses facultés, s'y est consumée... Et Goethe, cette gélatine figée, vit toujours." (pp. 143-145).
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