En attendant le Déluge

    Le Tour touche à sa fin et la victoire de Pogacar ne plaît pas au public français; pourtant, ce jeune champion très discret (enfin il lui est devenu difficile de l'être), d'une "insolence timide" (expression entendue ou lue, je ne sais plus où), qui ressemble à un lycéen venant d'obtenir son bac avec une mention très bien (dixit El Imparcial), n'a pas de quoi déplaire a priori; il ne dégage pas l'arrogance menaçante d'un Armstrong et sa morphologie n'est pas celle d'un coureur massif, tel Bjarne Riis, qui se met miraculeusement à bien grimper les cols. A priori Pogacar ne devrait pas susciter les soupçons pour le moins agressifs qui s'abattent sur lui depuis deux semaines, disons depuis sa victoire lors du contre-la-montre entre Changé et Laval. Certes, il a aussi dominé les étapes de haute montagne, parfois même en donnant l'impression de ne pas vraiment forcer ou puiser dans ses réserves. Cela vient peut-être de son romantisme athlétique, c'est à dire une manière de souffrir tout intérieure, comme celle d'un saint Sébastien percé de flèches mais le visage serein, presque détendu. 

    Cette hypothèse d'une décontraction souffrante ne convainc pas le public français; on peut s'en rendre compte en lisant les commentaires des internautes, qui non seulement accablent Pogacar mais le Tour dans son ensemble de toutes sortes de vices et de maux. Tous dopés ! certains plus que d'autres, en fonction de leurs moyens, mais tous livrés au même cirque (l'image du pain et des jeux revient souvent dans les commentaires les plus acerbes); un Tour sans intérêt aucun, complètement stéréotypé, formaté, téléguidé; des coureurs-robotisés, casqués, munis d'oreillettes, et de toutes sortes d'équipements high-tech, bref, un spectacle absurde que des commentateurs abrutis (France TV) essaient d'expliquer, et en nous prenant franchement pour des cons ! Tels sont à peu près les commentaires majoritaires. Quelques-uns, moins impétueux, s'interrogent sur les performances tout de même bizarres de certains coureurs, de Pogacar et de Mohoric par exemple, deux Slovènes qui courent dans des équipes "persiques"... Oui, "persique", c'est aussi l'adjectif utilisé par Ouest-France pour désigner l'équipe Bahrein-Victorious; allusion à ce petit territoire du golfe arabo-persique, mais qui n'a rien à voir avec la véritable Perse, à savoir l'Iran actuel; et par ailleurs, l'équipe en question, comme celle de Pogacar financée par les Emirats Arabes, sont avant tout des équipes européennes; viendrait-il à Ouest-France l'audace de désigner le PSG comme une équipe qatarie ? 

    Dans ce journal comme dans d'autres le complotisme est interdit*, ou du moins tenu en piètre estime, car révélateur de certaines idées "nauséabondes"; mais quand il s'agit du Tour de France, brusquement cette même presse se livre à toutes sortes d'hypothèses de type complotiste; et n'hésite pas à amplifier certaines rumeurs. Ainsi, d'après un journal suisse renseigné par des coureurs (anonymes bien sûr), certaines roues arrière du peloton du Tour de France émettent des bruits bizarres; assistance électro-magnétique ? Les mécaniciens interrogés n'en savent rien mais pensent que la "chose" est possible; cela suffit à Ouest-France pour y consacrer un article entier (17-18 juillet); sans compter qu'une autre rumeur circule, celle d'une équipe (dont on ne sait pas le nom !) qui irait se cacher en fin de peloton lors des ravitaillements. On peine à imaginer la scène; en tout cas Ouest-France estime que c'est louche, et que de toute façon les performances de certains coureurs, notamment ceux d'Europe de l'Est, ne sont pas du tout "crédibles". Le quotidien a même pris plaisir à interroger un coureur français qui a battu Pogacar il y a quelques années lors d'une course junior; "c'était un coureur ordinaire" déclare l'intéressé: sous-entendu, il est devenu en peu de temps un coureur "extraordinaire"... N'oublions pas les points de suspension car Ouest-France ne les oublie jamais lorsqu'il s'agit de Pogacar !     

*: le complotisme, c'est à dire tout propos qui n'apporte aucune preuve de ce qu'il avance et imagine par conséquent que les vérités sont cachées au public par des "gens" qui agissent dans l'ombre pour des intérêts très privés et très peu "éthiques"... 

    Quel est mon point de vue ? Pogacar est en effet un coureur discret sur le plan compétitif; il ne communique pas ses données de performance à l'entraînement (ce n'est pas obligatoire du reste) et on l'a très peu vu courir en public cette année; cela dit il a remporté Liège-Bastogne-Liège au mois d'avril et il participé à d'autres courses qu'il n'a pas toutes remportées. Assurément il a suivi une intense préparation spécifique pour le Tour de France. Intense préparation ? Autre façon de désigner le dopage ?  Le dopage c'est ce qui est jugé illégal par les autorités cyclistes qui procèdent de temps à autre à des contrôles; pour l'instant Pogacar n'a jamais été contrôlé "positif". Mais Ouest-France estime que c'est cela justement qui est louche ! Et surtout, selon le quotidien régional complotiste, l'entourage de Pogacar est composé de gens sulfureux qui ont déjà été impliqués dans des affaires de dopage... Oui, mais c'est comme en politique: on peut avoir été condamné et reprendre de plus belle sa carrière ! Il faut savoir pardonner; un journal qui se veut encore un peu catholique devrait être sensible à l'idée de la rédemption. Ou du moins, si c'est trop demander, appliquer à Pogacar la formule de Virenque: à l'insu de mon plein gré ! Epatante formule qui a permis à son auteur de gagner une belle popularité, à la différence du champion allemand Jan Ullrich, qui lui n'a pas eu cette chance, ni en Allemagne ni ailleurs (1).

(1): C'est ce que rappelle le coureur Simon Geschke interrogé par L'Equipe (16 juillet). Mais il faut dire que Jan Ullrich a été beaucoup plus inquiété et condamné pour dopage que Virenque, et qu'il a connu par la suite des affaires de justice pour accidents et violences qui lui ont même valu un internement en hôpital psychiatrique.