Eclectisme
Eclectisme: nom masculin apparu en 1755 dans la langue française; vient du mot Eclectique, du grec Eklektikos et du verbe Eklegein, qui veut dire "choisir". Diderot, dans l'Encyclopédie, définit la méthode éclectique comme étant synonyme d'un certain individualisme intellectuel et moral, qui consiste au fond à rejeter les opinions courantes et les dogmes institutionnels (religieux à son époque). En "choisissant" dans les philosophies anciennes et antérieures ce qui lui semble toujours bon et utile à lui-même voire susceptible d'être enseigné aux autres ou diffusé dans l'opinion publique, l'individu éclectique cherche aussi un certain confort ou une certaine souplesse de pensée, une façon assez douce de voir les choses. Selon Voltaire, l'éclectisme et l'épicurisme consistent à goûter les douceurs de la vie en société; ce sont des attitudes qui peuvent passer pour "sages" et "raisonnables"; mais certains intellectuels (de type matérialiste voire marxiste) en jugeront autrement, n'y voyant que des postures (impostures ?) bourgeoises, et une façon d'éluder les vraies questions sociales, politiques, techniques. L'éclectisme ne propose en effet aucun programme d'action pour lutter contre les torts et les travers d'une société; et il se dégonfle très vite devant les difficultés; c'est une "philosophie" du compromis et de la non-violence, davantage préoccupée par la "transmission" du savoir que par la "transformation" des idées. Pas surprenant qu'elle ait pu inspirer Victor Cousin, qui fut en quelque sorte le "philosophe officiel" de la Monarchie de Juillet puis du Second Empire, ministre de l'Instruction publique (1840) et grand superviseur des questions d'enseignement. "Parleur superficiel et pédant" selon Bakounine, sa philosophie a condamné plusieurs générations à une "indigestion du cerveau" (je cite la fiche wikipedia consacrée à Victor Cousin).
Suis-je éclectique ? C'est possible, c'est même presque certain (un léger doute est toujours permis). Mon blog aborde des sujets divers et variés, mais il ne creuse jamais beaucoup ses questions; cela vient sans doute de mon métier, qui m'amène à parler de choses très vastes, par exemple en géographie et en géopolitique, mais aussi de choses très incertaines, par exemple en histoire, où les points de vue contradictoires s'affrontent. Par ailleurs, mon éclectisme vise en effet à maintenir la paix sociale dans mes classes, en ne blessant personne et en faisant preuve de bienveillance morale et culturelle. Je conçois très bien les défauts et les insuffisances de cet éclectisme: son manque de force, de conviction, de fermeté, voire de passion. Flaubert écrit que Victor Cousin était sans doute un type froid, triste et blafard, sans enthousiasme.
L'éclectisme d'un individu, disons moi en l'occurrence, peut aussi s'expliquer par les conditions sociales et culturelles de son époque; et j'avoue avoir un faible pour ce genre d'explication. Les conditions sociales d'abord: j'appartiens à la classe moyenne, la classe du "ventre mou", la classe des hypocrites et des lâches sans doute, dans une certaine interprétation marxiste des choses, c'est à dire la classe de la "peur au ventre" qui en cas de coup dur (émeutes, troubles graves dans la société, état d'urgence, etc.) se range toujours du côté de la classe supérieure... Et l'éclectisme, si on a bien compris, est du côté du pouvoir bourgeois et libéral (de Voltaire à Victor Cousin il y a bien une logique libérale en effet). Les marxistes purs et durs ne peuvent que détester les petits esprits éclectiques, qui sont des esprits sans véritable force de pensée, sans véritables principes intellectuels et moraux, des esprits futiles et volatils par conséquent et qui se soumettent à toutes les circonstances. Des esprits sans aucun courage physique, évidemment, incapables même de hausser la voix.
Ce qui m'amène aux conditions culturelles: internet favorise l'éclectisme, on peut avoir l'illusion de s'intéresser à tout sans faire beaucoup d'efforts physiques; c'est le "savoir en ligne", toutes les philosophies du monde expliquées à coups de fiches-wikipédia, tous les livres (ou presque) disponibles en commande et livrés à domicile en deux ou trois jours... Fatalement, il en résulte un grand confort intellectuel, une sorte d'aisance même, qui peut virer au pédantisme et à l'illusionnisme (la mystification). Autrefois, avant internet, il fallait se démener davantage pour obtenir un livre, et je me souviens par exemple des difficultés d'emprunt et d'achat de ma période étudiante. En fac d'histoire, il y avait même une sorte de fétichisme pour le livre "qu'il fallait avoir lu", et sans lequel on n'avait aucune chance d'avoir une bonne note. Bien souvent les auteurs de ces livres indispensables étaient aussi les membres des jurys de concours. Est-ce toujours ainsi ? En tout cas, c'est ce qu'on appelle le réalisme avec lequel l'éclectisme ne fait pas souvent bon ménage. En effet, il peut y avoir et il y a souvent un côté dispersé et indéterminé chez l'individu éclectique; sa culture est hésitante, vacillante, elle s'égare et ne parvient pas à ses objectifs; disons qu'elle se laisse envahir par un certain subjectivisme souvent difficile à communiquer, sauf génie (je pense ici à Marcel Proust dont la "pensée" est très éclectique, mais qui parvient de façon romanesque à lui donner une consistance très solide, une sorte de "cathédrale" disent les "proustophiles"...).
Mais sans aller jusqu'au grand roman proustien, on peut quand même remédier un peu à son éclectisme (puisque je viens surtout d'en montrer les défauts); par une certaine discipline écrite notamment, qui oblige à structurer et à préciser ce qu'on lit, ce qu'on a lu, ce qu'on a vu ou entendu; par ailleurs, même avec internet, surtout avec internet, on ne peut pas parler de tout; il faut "choisir", en effet, et bien réfléchir à ses sujets, ne pas céder à certaines tentations idéologiques, ni céder non plus au rigorisme de la pénitence. L'éclectisme n'est donc pas et ne doit pas être du "grand n'importe quoi" intellectuel et culturel; il faut en tout cas lui donner ses pudeurs, ses goûts, ses secrets. Enfin, et même si le combat ou le coup de poing n'est pas son style, l'éclectisme ne refuse pas l'exercice physique, le plein air et la mythologie des grands espaces conflictuels de conquête.
Et sur ce, je retourne à ma lecture des Comanches du Far-West.
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