Des médias
De retour à l'ordinateur, je reprends connaissance des sujets de travail qui m'attendent; mes collègues m'ont semble t-il précédé, affichant au passage leur volonté d'une préparation mutuelle des cours de spécialité; la spécialité en question se veut politique et géopolitique, elle s'adresse aux élèves de Première avec l'espoir et l'ambition de leur faire comprendre les enjeux du monde moderne, ou post-moderne; différents sujets sont abordés, soigneusement sélectionnés: la démocratie, les frontières, les religions, les médias. On devine, on subodore les présupposés et les attendus "idéologiques" de tout cet ensemble; il s'agira de montrer aux élèves que des forces négatives et négationnistes menacent les sujets en question, que par exemple les médias et la "démocratie d'opinion" à l'heure d'internet sont dangereusement infiltrés et corrompus par les théories du complot et de l'antisémitisme; le rôle des professeurs sera donc d'expliquer la nullité et même l'horreur intellectuelles et culturelles de ces infâmes théories.
Je me suis un peu penché sur la question des médias, de la propagande, de la désinformation et de la manipulation de l'opinion publique; mes collègues, je crois, ont travaillé en amont sur l'évolution des techniques et des moyens de communication, de l'imprimerie à internet, puis sur le rôle des Etats et des agences de presse pour augmenter et contrôler l'information du peuple-public. Je leur ai signalé le livre de l'historien David Colon (1), ainsi que des articles, souvent fort critiques, sur la manipulation médiatique et démocratique occidentale, qui n'a rien à envier à celle de l'Orient russe et chinois (2). Evidemment, j'éviterai de leur dire que je suis un lecteur assidu des sites mal-pensants d'internet, par exemple Egalité et Réconciliation, Agoravox, Mondialisation.ca, sans oublier enfin le journal papier Rivarol; les théories du complot et de l'antisémitisme font désormais partie de ma culture intellectuelle et idéologique, je ne m'en vante pas, mais je n'ai pas l'intention non plus d'en avoir honte; en vérité je suis beaucoup mieux renseigné que mes collègues sur les infâmes théories en question dont il nous faudra bien parler en classe; je songe déjà à montrer aux élèves à quoi ressemble Rivarol, et ce qu'on peut y lire.
(1): David Colon, Propagande - La manipulation de masse dans le monde contemporain, Belin, 2019. L'historien et professeur à Science-Po Paris David Colon écrit et dirige de nombreux manuels de secondaire et pour classses prépa. On ne peut pas dire que ce soit un intellectuel "dissident"; cependant le livre en question a fait l'objet d'un résumé substantiel et louangeur dans la revue Rivarol !
(2): Dès que vous tapez "propagande" sur Google, vous avez droit à des articles d'intellectuels de gauche (notamment celui fort intéressant d'un certain Viktor Dejaj sur le site Médiapart) qui insistent sur les mensonges des journalistes "incompétents" et soudoyés ou subventionnés par des organismes et des Etats tout puissants et démocratiques, disons occidentaux; vous avez droit aussi à des réflexions un peu complexes sur les notions d'hyper-réalité et de sur-médiatisation des individus hyper-connectés, qui perdraient contact avec le "monde réel", souvent précaire et insatisfaisant à leurs yeux, ainsi qu'ils perdraient le goût d'une certaine simplicité et sobriété de réflexion ou d'observation. Quant à Google, plate-forme elle-même manipulatrice, je renvoie à un article très intéressant de l'informaticien Philippe Huysmans sur son site, Le vilain petit canard, article repris par Agoravox.
La question des médias suscite un peu ma mémoire; je me souviens de l'article de Marc Belloc, mon professeur d'histoire-géo de lycée, intitulé "Nasses médias"; il signalait, dès 1983, les nouvelles possibilités audio-visuelles et déjà informatiques de l'enseignement, hélas sous-exploitées et mal comprises selon lui. Sans doute déplorait-il en filigrane la paresse intellectuelle ou le traditionnalisme de ses collègues devant ces nouveaux moyens de communication. A l'époque je voulais devenir journaliste, et le point de vue de Belloc me plaisait, parce qu'il contrariait aussi beaucoup d'élèves (et de parents) qui lui reprochaient de ne pas vraiment suivre le manuel. Je me mis à lire régulièrement la presse, Ouest-France, Le Monde, et je m'abonnais à L'Express; ces lectures "annexes" nuisaient parfois à la cohérence de raisonnement souhaitée par les professeurs, notamment celui de philosophie. Mon idée du journalisme était alors pleine d'illusions; Frère Jean-Louis, un ami de la famille, me démontra un soir, montre en main, comment était construit le journal télévisé, la brièveté lapidaire et lacunaire de ses reportages, pour m'avertir gentiment que cette "information" n'avait rien de l'objectivité qu'alors je lui prêtais. Puis mes professeurs d'université, notamment le médiéviste Hervé Martin, m'obligèrent à une certaine rigueur de style et de raisonnement en sanctionnant dans mes copies les expressions de type "journalistique": "Ne vous prenez pas pour Alain Decaux !" m'avait-on dit lors d'un exposé oral. Je m'abonnais à des revues scientifiques et délaissais les magazines; peu à peu le goût du journalisme me quitta, surtout après une après-midi passée à la rédaction locale de Ouest-France à Vitré. En vérité, courir à droite et à gauche, interroger des élus et des responsables de ceci et de cela, non, ce n'était pas l'image ou l'idée que je m'étais faite du journalisme.
Devenu professeur, et comme beaucoup de collègues, je me mis à dire de plus en plus de mal des journalistes et des médias; le contexte s'y prêtait puisque les années 1990 marquèrent le développement d'une télé spectacle et d'une presse à scandales s'en prenant à certaines personnalités tout en en épargnant d'autres. J'étais alors plutôt d'accord avec Mitterrand rivant son clou à Elkabbach sur la question du rôle de la France dans la shoah. Je m'abonnais à Marianne au début des années 2000, car la personnalité de son directeur, Jean-François Kahn, me plaisait; mais je fus assez vite déçu par certains articles, notamment ceux qui encensaient Bernard-Henri Lévy, que je n'aimais pas du tout; j'écrivis une lettre qui fut publiée. Plus courte encore fut mon expérience du Monde diplomatique, journal de gauche, dont l'absence totale d'humour me fatiguait un peu; quand on est professeur, disons-le, on n'a pas toujours l'esprit disposé et disponible à lire des articles et des livres très savants avec des centaines de notes de bas de page.
Et c'est alors qu'arriva ce qu'on peut appeler la "révolution internet": un accès diversifié à toutes sortes d'auteurs et d'idées, un véritable raz de marée sur le paysage médiatique français et parisien, un tohu-bohu d'informations et d'opinions. La personnalité d'Alain Soral émergea assez vite, selon moi, de ce bouleversement, car sa connaissance et son expérience du milieu médiatique parisien rendaient crédibles et efficaces ses prises de position "iconoclastes". Il fut invité dans certaines émissions ("talk shows") et ses interventions manifestement dérangèrent; il ne fut plus invité, puis il lança son site Egalité et Réconciliation. Très vite ce site fut classé à l'extrême-droite, car il s'attaquait aux idées et aux pratiques du "progressisme" sociétal de gauche (la gauche libérale et libertaire) tout en maniant une argumentation de type marxiste contre la société du spectacle et le règne des marchands; l'antisémitisme affleura rapidement dans de nombreux articles et dans les interventions vidéo de Soral, qui fut plusieurs fois condamné pour "incitation à la haine et à la discrimination". Il faut dire que l'antisémitisme devint à partir de 2005-2010 une activité judiciaire et politique à part entière, avec ses spécialistes, ses officines, ses réseaux; tous les médias français grand-public étaient scrutés et surveillés de près à cet égard; mais il fut et il est encore très difficile de contrôler l'internet (ce que regrettent certains bien-pensants intolérants et censeurs), où les invectives et les désaccords de type "haineux" s'en donnent à coeur joie, si l'on peut dire. J'ai moi-même un peu donné dans une certaine virulence verbale, plus ou moins ironique; et très immature en somme. Depuis quelque temps, mon propos et mon "style" se sont assagis, adoucis, voire asséchés ou érodés; réchauffement climatique ? En vérité, j'aime bien cet aspect lisse (mais pas complètement si on regarde l'illustration de couverture de mon blog) et presque désertique d'En attendant le Déluge.
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