En attendant le Déluge

   J'enseigne la Réforme en classe de seconde; question un peu complexe pour le type d'élève aujourd'hui dominant: adolescent athée, indifférent à l'histoire des autres, partisan parfois fanatique de son présent à lui, maniaque du portable et des jeux vidéos... Un véritable défi pédagogique par conséquent. J'essaie de le relever.

   D'abord, cette question de la Réforme fait partie d'un long chapitre intitulé, modestement: "Nouveaux horizons géographiques et culturels des Européens..." - C'est sous-entendre qu'auparavant, donc au Moyen Age, les Européens étaient un peu bornés et enfermés dans leur espace et dans leur culture. C'est supposer, aussi, un peu vite, que les Européens existent; certes on peut toujours trouver des textes du XVe et du XVIe qui utilisent le mot d'Europe; mais d'Européens c'est beaucoup plus rare; les sources non-européennes parlent des "Francs". Une chose en tout cas est sûre: les chefs d'Etats de l'époque ne se considèrent pas comme Européens, et ne parlent pas d'union européenne ! Ils ont plutôt tendance à s'affirmer alors comme chefs de peuples et de nations; ils cherchent par différents moyens (militaires, juridiques, fiscaux) à mieux définir et imposer leur autorité, ou, osons le mot, leur "souveraineté" !  - Bref, cette époque dite de Renaissance et de "modernité" est marquée par une forte concurrence et d'infinies rivalités entre de nombreux chefs: chefs civils, chefs ecclésiastiques, et chefs "synthétiques", qui vont essayer de combiner le civil et le religieux, le "temporel" et le "spirituel", les intérêts d'en bas et les aspirations d'en haut !

    Comment dire cela aux élèves ? Eh bien en le leur disant, tout simplement ! et en y mettant le ton, une certaine vigueur magistrale tempérée par quelques silences et regards appuyés. Bien sûr il est conseillé d'utiliser le manuel et des sources "authentiques": images et textes de l'époque. J'aurais, ici, une préférence pour une bonne carte de l'Europe au XVIe sur laquelle pourraient figurer quelques noms et portraits de chefs d'Etats: Charles Quint, François Ier, Henry VIII. On peut demander aux élèves de rédiger (chez eux) une petite notice biographique (10 lignes) de chacun des trois. On peut s'amuser aussi, en classe, à commenter leurs apparences physiques: le visage un peu sec et plutôt sombre de Charles Quint (le type se fait du souci manifestement !); la mine satisfaite et le genre frimeur de François Ier (les historiens disent qu'il n'était pas très intelligent); l'allure robuste et autoritaire d'Henry VIII (une force de la nature et un esprit très "carré" !) - Voir ci-dessous pour les images.

    Les soucis de Charles Quint s'expliquent par l'immensité de son empire (sur lequel disait-on le soleil ne se couche jamais) et ses inévitables fragilités d'organisation (administrative) dont s'efforcent de profiter des puissances étrangères: François Ier et Soliman dit le Magnifique, sultan ottoman (notons au passage que le roi de France très catholique tente de négocier une alliance stratégique avec le chef musulman turc !); un coup d'oeil sur la carte pour montrer que le "saint Empire romain germanique" eût été menacé d'encerclement si cette alliance franco-ottomane avait fonctionné ! - Mais les armées de l'époque ne permettaient pas de couvrir des fronts aussi vastes; il fallait attaquer sur des points précis (des villes). Autre grand souci de Charles Quint: les tentatives de révoltes à l'intérieur de son empire, soit en Espagne soit dans les pays allemands (où l'on parle allemand) - Là, bien sûr, il faut s'arrêter à Martin Luther. En général les manuels scolaires sont très généreux à son égard (en nombre de documents) - Il est donc assez facile de résumer sa vie, un peu moins facile de résumer sa pensée et son action.

    Disons, tout de suite, que Luther a probablement été dépassé par ce qu'il a écrit contre le Pape et contre les "abus" de l'Eglise catholique (les fameuses indulgences notamment, et je dis fameuses parce que les manuels insistent lourdement sur l'affaire); d'après son portrait physique, je vois Luther comme un homme fougueux, sans doute colérique à certaines heures, déprimé à d'autres, et capable d'écrire des choses un peu incohérentes; exclu de l'Eglise et du Saint Empire il trouve refuge et appui auprès du prince-électeur de Saxe; l'occasion est belle pour certains seigneurs civils de s'opposer aux seigneurs ecclésiastiques et de "protester" contre l'autorité "lointaine", du Pape et de l'Empereur Charles Quint. Luther se trouve donc entraîné du côté des "Grands", haute noblesse et bourgeois des villes enrichis par les "nouveaux horizons" commerciaux de l'Europe; il condamne les aspirations démocratiques ou "égalitaires" du peuple des croyants, notamment les paysans. Notons-le, la Réforme protestante ne s'adresse pas aux pauvres; elle est socialement et culturellement très élitiste, très autoritaire et souvent très intolérante. Bien sûr elle est présentée par les manuels (et plus encore par les petites vidéos très favorables à son sujet qu'on peut trouver sur internet) comme un mouvement "humaniste" qui veut encourager la liberté individuelle et l'autonomie de la raison critique (autonomie sous l'autorité divine cependant !); or la plupart des humanistes, Erasme par exemple, et les humanistes italiens en particulier, n'ont pas du tout approuvé la Réforme; ils ont condamné ses implications politiques et militaires (les guerres de religion en Europe: environ 1 million de morts directs !).

Conclusion: les humanistes voulaient réformer la religion chrétienne par l'éducation et une meilleure connaissance des textes bibliques; les autorités catholiques (papes et cardinaux) en organisant le Concile de Trente (1542-1563) ont en partie répondu à ces attentes humanistes; et l'ordre des Jésuites créé en 1540 a précisément été chargé de la rénovation spirituelle et pédagogique de l'enseignement de l'Eglise catholique. Mais les débats et les polémiques se poursuivront, la doctrine jésuite devenant même la cible de nouveaux réformateurs, y compris et surtout catholiques. Bref, une réforme peut toujours en cacher une autre !