En attendant le Déluge

En attendant le Déluge

Des nouvelles du front pédagogique

 

    Les vacances d'automne approchent, après sept semaines d'intenses efforts pédagogiques; l'ambiance professorale n'est pas au beau fixe; un an après l'assassinat de Samuel Paty, plus ou moins commémoré dans les établissements, la défiance hiérarchique s'est aggravée; le ministre Blanquer est détesté par une forte majorité du personnel enseignant; idem pour les recteurs et les rectrices; les délégués syndicaux s'estiment méprisés; quant aux chefs d'établissements, cela dépend beaucoup d'eux; certains défendent vraiment les conditions de travail des élèves et des enseignants; d'autres sont passifs, inactifs voire soporifiques. Dans mon lycée le proviseur est tout simplement invisible. Il passe en coup de vent; et cette furtivité suscite des critiques de plus en plus insistantes chez les enseignants. La réforme du Bac et ses nombreux ajustements "structurels" ont produit une impression de grande confusion et de "non-sens"; la hiérarchie multiplie des réunions-écrans (de fumée) et des heures de concertation collective; mais les enseignants rechignent à y participer ou à les prendre au sérieux; le port du masque accentue l'idée de la mascarade; on devine des visages sarcastiques et des soupirs de lassitude. Mon collègue syndiqué d'histoire-géo signale son mécontentement: pas question de s'investir dans une réforme qui achève de ruiner le cadre national du Bac; pas question de participer au bricolage ou au replâtrage des PLE (Projets Locaux d'Evaluation). Nous ferons le minimum (syndical), résume t-il, avec l'accord implicite de ses collègues; et de fait, notre réunion d'histoire-géo n'apporte aucune précision à la "feuille de route" très vagabonde (cavalière si l'on veut) qui sera remise ensuite à l'administration du lycée; au lieu de nous concerter sur les évaluations (combien de devoirs par trimestre ? quels types de devoirs ?) nous discutons du temps qu'il fait en mangeant des chocolats. 

     Légèrement grincheux, selon ses propres termes, mon collègue me reproche ensuite, et à ma grande surprise, d'avoir (mal) parlé des francs-maçons aux élèves en leur disant qu'il s'agissait plus ou moins d'une secte; je ne me souviens plus guère de mes propos exacts mais je crois effectivement avoir posé la question du rôle de la franc-maçonnerie dans la révolution française (l'étude de la Déclaration des Droits de l'Homme et du Citoyen nous y invite en raison des symboles maçonniques entourant le texte présenté dans le manuel). Mon collègue en serait-il ? Fort possible. Il en a le discours: bon connaisseur des "textes officiels", partisan des caricatures anti-religieuses et d'une laïcité offensive, pourfendeur de certains vêtements (casquettes et foulards), enseignant autoritaire, passablement sec et cassant, fort intolérant par conséquent avec tout ce qui ne lui plaît pas, capable même de propos machistes voire misogynes ( je rappelle que la franc-maçonnerie a longtemps été interdite aux femmes). Mais cela étant, collègue agréable quand il parle de rugby et de ses vacances. Lui aussi, autant que moi, défend la "liberté pédagogique"; mais la sienne n'est pas la mienne; et nous n'enseignons pas vraiment de la même façon. En plus de ses 15 heures de service au lycée, il assure des cours dans un IUT et peut-être encore à la prison (c'était le cas l'an dernier). Bref, un gros salaire (autour des 5000 euros mensuels). 

    Rien de tel chez Socrate dont je m'entretiens avec mon collègue de philo (lui aussi gros salaire !). Car Socrate ne se faisait pas payer, à la différence des autres "sophistes"; grosse différence me dit mon collègue, elle change la nature de l'enseignement, elle renverse même le rapport de forces entre élèves (payeurs) et professeurs (payés), elle créé une relation tout à fait nouvelle entre le "maître" qui offre son savoir et son temps, et le "disciple" qui devient son obligé en quelque sorte; et mon collègue me parle de la dimension érotique de cette relation; Socrate a longtemps eu la réputation de chasseur d'éphèbes, plus précisément d'un éraste (membre actif si l'on peut dire, celui qui donne de son corps) à la recherche d'un éromène (position passive, celui qui reçoit...). Réputation douteuse, car le maître souvent se dérobe, comme ce fut le cas avec le bel Alcibiade, qui avait pourtant tout organisé chez lui pour recevoir les faveurs du prestigieux éraste. "L'enseignement socratique procéderait ainsi d'une sublimation de la relation pédérastique traditionnelle, convertie par l'amour de la beauté incorporelle en une relation entre maître et disciple." écrit l'historien Paulin Ismard (1). Et ce type de relation, défiant quelque peu les codes socio-culturels de la Cité, a sans doute déplu à certains, ceux qui seront en 399 les accusateurs de Socrate; relation jugée par eux dangereuse parce qu'élitiste et idéaliste, alors que la démocratie athénienne se veut populaire, égalitaire, triviale et concrète. Enfin, n'étant pas payé, le philosophe a incarné une indépendance d'esprit et d'attitude qui ne pouvait que déplaire aux partisans de la servitude démocratique.

 

(1): Paulin Ismard, L'événement Socrate, Flammarion, 2013, puis coll. Champs-histoire, 2017, p. 194. 

 

    Moins payé que mes deux collègues agrégés, je me permets certaines libertés pédagogiques; en vérité, cela dépend des circonstances; quand le travail de correction est envahissant, je me satisfais de suivre docilement le programme (et de tourner les pages du manuel, comme me le faisait remarquer un collègue aujourd'hui à la retraite); mais quand je peux construire ma propre séquence (pour parler le pédagogiquement correct) je ne m'en prive pas; car bien souvent les exemples proposés voire imposés par les programmes et les manuels me semblent objectivement ennuyeux (et je suis gentil). C'est le cas de la question de la frontière coréenne, étudiée dans le cadre de l'enseignement de spécialité géopolitique en Première. Les images et les textes disponibles sur cette question n'ont rien pour éveiller la curiosité de nos élèves. "Nouilles froides à Pyongyang" de Jean Luc Coatalem est assez indigeste à lire et à commenter. En revanche, et c'est là que j'innove, il est autrement plus intéressant de montrer aux élèves les citadelles et les forts de Vauban qui parsèment les frontières de la France. Ah ! mais on dirait Fort Boyard ! s'exclament quelques-uns devant un petit documentaire vidéo (très facile à trouver en ligne). Et là, vous reconnaissez ? Non ? Eh bien c'est Tatihou ! Où ? Mais pas loin d'ici... L'exotisme est à une heure de route. En tout cas, un grand monsieur ce Vauban (1). Ses fortifications ont sans doute dissuadé les assaillants et renforcé assurément la souveraineté du royaume et du roi. Enfin, sur le plan "patrimoine" et architectural, c'est quand même autre chose que la frontière coréenne ! Voir ci-dessous. 

 

(1): Cf. chronique suivante...                         

                   

 

La citadelle de Blaye

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16/10/2021
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