Drôle d'ambiance
On peut de nouveau sortir, donc, mais le port du masque est recommandé, voire obligatoire dans certains magasins; quelques commerçants, eux, portent des visières et peuvent parler plus facilement; il règne une drôle d'ambiance tout de même, on se croirait dans un film de science-fiction ou dans un pays asiatique. C'est une nouvelle situation sociale et culturelle pour l'Occident, et le "vieux continent" ainsi qu'on appelle l'Europe; vieux, mais dans quel sens ?
Je me souviens du discours de Villepin à l'ONU en 2003 où "le vieux continent" était pour lui gage et synonyme de sagesse, tandis que les Etats-Unis, ce jeune pays un peu fougueux, se lançaient dans une périlleuse opération militaire contre l'Irak. Mais la "vieille Europe" peut désigner aussi, et sans doute le vicomte de Villepin l'entendait-il ainsi, cet ensemble d'Etats qui dominait le monde autrefois, avant l'entrée en scène des Etats-Unis. Vieille Europe meurtrie par les guerres mondiales et n'ayant jamais réussi à retrouver son emprise et son empire sur le monde. Cette vieillesse ne voulait certes pas dire lassitude ou déclin dans la bouche du ministre français, mais d'aucuns ont pu l'interpréter ainsi; les journalistes anglo-saxons n'ont bien sûr pas manqué de relever le caractère emphatique et aristocratique du discours, tout à fait emblématique selon eux d'une classe politique française qui puise encore ses références diplomatiques dans les siècles passés. Sans doute quelques observateurs d'Europe de l'Est, "l'autre Europe", voire la "nouvelle Europe" comme ils aiment à la désigner, ont pu souligner une forme de suffisance toute théorique de la part de la France, une verbosité de bonne conscience mais parfaitement nulle et creuse devant la puissance géo-stratégique américaine. Et il est vrai que les Etats-Unis ont eux-mêmes bien vu et bien compris depuis la fin de la guerre froide que la plupart des pays d'Europe de l'Est étaient beaucoup plus réceptifs aux projets de sécurité militaire proposés par Washington qu'aux vagues déclarations de coopération européenne venues de Bruxelles.
Vieux continent, bien sûr, est une référence à la situation démographique vieillissante de l'Allemagne, de l'Italie, de l'Espagne, et de la France à un degré moindre; or le coronavirus a frappé avant tout des personnes âgées; je lis aujourd'hui dans Ouest-France un article qui explique pourquoi l'Afrique a été relativement épargnée par le virus, et parmi les raisons avancées il y a celle de sa jeunesse plus résistante. Dans le même journal, enfin, au courrier des lecteurs, je tombe sur ces quelques lignes, poignantes: -"Ma mère a 88 ans, elle est consignée dans la chambre de son Ehpad... depuis huit semaines. Testée positive au covid-19, elle a même été enfermée à clé pendant une semaine afin d'étouffer ses velléités de mettre le nez hors de la chambre. Comme elle réagit mal, on lui a bien sûr enlevé ciseaux et couteaux, des fois qu'elle veuille attenter à ses jours..." La suite de la lettre (courriel) est une complainte interrogative: pourquoi une telle situation faite à nos "vieux" ? Pourquoi le règlement sanitaire et bureaucratique domine t-il le besoin de contacts et de caresses des personnes âgées recluses ?*
*: Ouest-France, 16-17 mai
Drôle d'ambiance, mais pas drôle du tout en réalité; retour du tragique, disent certains intellectuels; catastrophe en vue, annoncent les décadentistes, les déclinologues, les apocalyptistes en chambre. Toute une fausse dissidence, selon mon ami lecteur (il porte deux pseudonymes) qui vient d'écrire un bref essai (de 150 pages tout de même) où il relate son expérience et ses opinions du confinement. Je l'ai lu avec la plus vive attention; et je dois dire que l'expérience, les "choses vues" en quelque sorte, me plaisent davantage à la lecture que les opinions, qui ne sont d'ailleurs pas celles en propre de l'auteur, mais proviennent des journaux et des sites qu'il consulte, auxquels il lui arrive même de participer; c'est toute la différence entre nous, et cette différence n'est pas nouvelle, puisque nous nous connaissons tous les deux depuis plus de 25 ans; malgré ses moments de déprime, d'insomnie, de lassitude, mon ami est beaucoup plus énergique et impliqué que moi quand il s'agit d'exprimer et de défendre des idées, des opinions, des points de vue. Il a même été militant, syndicaliste, conférencier, sans doute membre d'un parti politique, ou de plusieurs, à des dates différentes, et il lui arrive fréquemment de se lier mais aussi de se "brouiller" avec d'autres militants. Son essai porte la marque de ces relations qui ont parfois tourné au vinaigre. Pour moi, qui suis d'une humeur politique équilibrée, ou indifférente, ou inerte, cela dépend des points de vue, ces fâcheries ont un aspect "surréaliste"; elles me font vaguement penser à des situations à la Dostoïevski, mais je ne saurais dire lesquelles, il faudrait que je me replonge dans ses romans-fleuves. Je dois bien avouer aussi, à propos de fleuve, que l'ambiance de la Loire, tout près de laquelle réside mon ami (et il peut aller s'y promener à pied tous les jours avec son petit chien), et de cette Loire réputée tranquille quoique dangereuse par ses flots internes, ne joue pas un grand rôle dans les réflexions et les observations de son essai. Je ne le lui reproche pas, car c'est bien la preuve qu'il a parfaitement respecté les consignes du "restez-chez-soi"; mais je suis sûr, pour les jours et les semaines à venir, que les promenades au bord de la Loire seront de nature à infléchir ses pensées, car ce grand fleuve est aussi réputé pour ses courbes paresseuses. D'une certaine façon, c'est un fleuve à la russe. Et la Russie est l'avenir de l'Europe. Qu'on se le dise.
Drôle d'ambiance en tout cas que celle qui se dégage de cet essai très post-romantique, où la vigueur des opinions fâchées se dispute elle-même avec une certaine paresse domestique enveloppée de nostalgie et de douceur.
Outre la Loire, je conseillerai enfin à mon camarade (puisqu'il se réclame politiquement d'une sorte de front populaire !) la lecture du livre de Arnaud Teyssier, Histoire politique de la Ve République; il y apprendra bien des choses sur l'évolution de notre pays, et pourquoi sa démocratie éprouve aujourd'hui toutes sortes de difficultés à entraîner et à impliquer les Français. Mais je consacrerai mon prochain article à un compte-rendu de ce livre.
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