En attendant la reprise
Je vais retourner au lycée dans les prochains jours; Victorine y est déjà allée; tout est en ordre, préparé pour recevoir des élèves et des profs; elle a même croisé une collègue qui n'ayant pas d'ordinateur chez elle vient au lycée depuis qu'il a rouvert ses portes. Elle me dit enfin que l'administration prépare un nouvel emploi du temps adapté à cette sorte de petite rentrée de fin d'année !
En attendant, je suis allé au garage Renault pour la révision annuelle de ma Clio; le port du masque était obligatoire pour accéder à l'accueil; n'en ayant pas je me suis tenu à l'extérieur, et c'est un mécanicien de l'atelier qui m'en a fourni un; le responsable commercial, qui m'a vendu la voiture l'an dernier, m'a quand même reconnu et m'a demandé si je faisais toujours du vélo; puis on a parlé de la drôle d'ambiance qui règne depuis la fin du confinement; le masque le gêne et je l'ai vu plusieurs fois le rajuster; j'ai lu dans le journal que le commerce des voitures a chuté de 50% et que Renault va devoir licencier des milliers d'ouvriers. Quand donc le chef de l'atelier est venu me dire qu'il valait mieux faire une vidange moteur malgré le faible kilométrage de la voiture (15000), je n'ai pas hésité à donner mon accord; si je peux sauver un emploi...
Je dois dire que je ne roule pas beaucoup et que je ne sais pas bien ce qu'est le plaisir de la conduite automobile; il faut toujours faire très attention, on ne peut guère admirer les paysages, sauf quand on est passager; à la rigueur, si on est seul, il peut y avoir le plaisir d'écouter la radio. Sur RTL des auditeurs viennent témoigner de leur confinement: une jeune femme se félicite d'avoir fait du bricolage, un jeune homme a découvert les joies de la cuisine; puis une spécialiste (mais de quoi ? je ne sais plus) invitée dans le studio de la radio explique comment le changement de nos habitudes nous permet d'explorer nos savoirs-faire potentiels, et la journaliste à ses côtés acquiesce pour ajouter que c'est aussi une découverte psychologique, que le confinement, en somme, loin de nous enfermer, nous a ouverts à des possibilités nouvelles...
Tel n'est pas l'avis d'un lecteur de Ouest-France (je lis toujours le courrier des lecteurs), retraité, amateur de vélo, qui est impatient de retrouver ses amis en chair et en os, et pour qui le confinement n'a pas eu les vertus que d'autres lui prêtent; il s'appuie sur un article du Monde écrit par Christophe Honoré, cinéaste, écrivain, lui aussi contempteur de cette idée du confinement "positif", du confinement idéalisé ou "romantisé" qui annoncerait un monde nouveau, de nouvelles relations sociales, de nouvelles expressions culturelles, etc. "Désolé de ne pas avoir envie de sublimer mon confinement, même s'il est indispensable et que j'en respecte les consignes", écrit le lecteur retraité, avant de conclure: "j'ai hâte de retrouver le monde d'avant, avec barbecue, rosé et muscadet, et Robert à l'accordéon !"
Le monde d'avant... Vaste perspective ! Comme dirait Marcel Proust, il y a beaucoup plus à connaître du monde d'avant que du monde d'après; et ainsi s'explique La Recherche du temps perdu. Contemporain de Marcel Proust, je viens de lire un volume de Tristan Bernard; il est fort possible même que les deux écrivains se soient rencontrés; mais ce sont deux plumes et deux génies fort différents; Tristan Bernard a écrit une centaine de pièces de théâtre et quelques romans et nouvelles; il est réputé pour ses citations (on en trouve des florilèges sur internet) et ses définitions de mots croisés; il s'est intéressé au cyclisme (il a dirigé un vélodrome et un journal de vélocipédistes), aux courses hippiques et à la boxe; il a écrit de nombreux articles pour différents journaux (dont Le Canard enchaîné). Il meurt en 1947 à 81 ans; son oeuvre a été un peu oubliée. Il faut donc aller chez les bouquinistes, comme je l'ai fait, pour trouver par exemple ses nouvelles et romans.
Sous le titre Nicolas Bergère, le volume que j'ai lu contient un autre roman intitulé Un mari pacifique (1); la première histoire est celle d'un jeune provincial qui arrive à Paris (vers 1910), cherche une place, gagne de l'argent aux courses puis le perd au casino, casse la figure à un type qui lui manque de respect au restaurant, et parvient du coup à découvrir son talent: son crochet du droit. Nicolas Bergère devient donc boxeur, riche et célèbre; il peut enfin mettre un terme à ses aventures et poser sa main dans celle de Clara. Conclusion de Tristan Bernard: "Car Nicolas, comme beaucoup d'autres hommes, n'arrivait à rien d'important sans un petit coup de main du Destin."
La deuxième histoire, Un mari pacifique, est celle d'un homme rangé*, Daniel Henry, qui vit tranquillement, bourgeoisement, avec sa femme, Berthe; il est employé de banque chez son beau-père, et n'a pas beaucoup de travail; il passe des après-midis aux ventes aux enchères, mais n'achète rien, et se satisfait de noter les envols de prix les plus spectaculaires; un jour il tombe sur un ancien camarade d'école, qu'il invite à la maison; on devine la suite: le bel ami s'éprend de Berthe, et réciproquement; Daniel découvre assez vite la vérité; sa femme avoue; il demande alors à son ami d'épouser Berthe; celui-ci accepte, et l'affaire semble à peu près réglée; mais le bel ami n'est pas fidèle, et Daniel veut éviter que son ex-femme ne l'apprenne par un tiers, ou au détour d'une conversation bourgeoise; c'est donc lui qui révèle à Berthe l'infidélité de son nouveau mari; mais la souffrance de celle-ci sera de courte durée, tandis que celle de Daniel sera plus longue, et la conclusion de l'histoire, un peu "moraliste" et même un peu lourde de la part de Tristan Bernard, est très sévère pour la jeune femme: "Berthe, en effet, conserve mal ses souvenirs, comme beaucoup de jeunes femmes, que la Destinée roublarde a privées de mémoire, afin d'être en état de les satisfaire plus facilement, et de leur servir à la place du nouveau dont elles sont assoiffées, d'anciennes impressions qu'elles ne reconnaissent pas... C'était une femme dont il eût fallu être constamment amoureux avec adresse et persévérance. Cette tâche ne laissait pas d'être un peu dure pour un jeune homme inhabile et paresseux."
Les deux romans s'enchaînent assez bien et se lisent vite; ils valent donc pour leur vivacité et leur habileté d'action et d'arguments.
(1): Union générale d'Editions, coll. 10/18, 1988, 349 pages.
*: Tristan Bernard a écrit les Mémoires d'un jeune homme rangé, beaucoup moins connu que les Mémoires d'une jeune fille rangée.
En attendant la reprise, je vais me plonger dans l'Emile de Rousseau; j'ai un peu hésité avec Dostoïevski, auquel j'ai fait allusion dans mes dernières chroniques; mais Emile ou de l'Education me semble plus adapté à la reprise réelle de mon métier qu'un roman ayant pour titre Les Possédés ou L'Idiot.
Mais en littérature il faut se méfier. Ce qu'on imagine est très souvent démenti. Affaire à suivre donc.
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