En attendant le Déluge

En attendant le Déluge

Je pense donc je suis ?

 

   Le printemps et la floraison, les chants d'oiseaux, les bruits des tondeuses, me donnent une douce énergie; chaque année je constate le même phénomène, psychologique si l'on veut: avec les beaux jours enseigner me devient pénible; j'aimerais rester à la maison, lire un livre tous les deux ou trois jours, prendre le temps de réfléchir et d'écrire. Ecouter la radio aussi; malgré ce que je peux en penser, France-Culture propose souvent de bonnes émissions d'histoire, de philosophie, de littérature. Enfin, les beaux jours incitent à faire du vélo; il faut compter deux à trois heures pour une bonne sortie cyclo. Bref, tout ce que je pourrais faire s'il n'y avait pas ce fichu métier !

 

    J'essaie de le prendre avec humour et distance, mais ce n'est pas toujours possible; le "réel" bien souvent n'est pas drôle du tout; pour commencer, il faut endurer la sonnerie musicale du lycée, choisie par un comité d'élèves: après I want to break free, trois ou quatre morceaux de variété, surtout anglo-saxonne, se sont succédé; quelques élèves, peut-être, ont fait valoir qu'un air français populaire serait enfin le bienvenu; et donc, depuis quelques jours, on peut entendre la chanson des Enfoirés composée par Goldmann. "Aujourd'hui, on n'a plus le droit, ni d'avoir faim ni d'avoir froid..." - Ou comment dire que le droit ne suffit pas, puisque des millions de Français continuent d'être mal nourris, mal logés, mal soignés, plus de trente ans après la composition de cette chanson. Goldmann quant à lui vit très confortablement; et l'opinion publique lui en sait gré, puisqu'il est sans cesse classé parmi les quatre ou cinq personnalités préférées des Français. Vous avouerez que tout cela est une bien triste farce.

 

   Il faut ensuite "faire cours", ou "faire classe"; dans le premier cas, vous délivrez un cours, souvent de type magistral dialogué, avec plus ou moins de réussite, selon votre énergie, celle des élèves, selon les sujets abordés; dans le second cas, vous mettez les élèves en activité, souvent par groupes de deux ou trois, voire quatre, et vous passez dans les rangs ou entre les tables disposées en "îlots", pour répondre aux questions, ou le plus souvent pour motiver les élèves au travail. Globalement, dans les deux cas, tout se passe plutôt bien; la tendance lourde de ces dernières années est à la légèreté, si je puis dire; élèves et professeurs deviennent même complices d'une mascarade généralisée; il faut éviter tout propos agressif ou désabusé; il faut feindre le dynamisme et la décontraction: "allez, on y croit ! c'est un exercice facile, largement à votre portée !" - Surtout ne pas dire aux élèves qu'ils sont nuls; et même s'interdire de le penser.

 

   Ah, penser... Qu'est-ce que penser d'ailleurs veut dire ? La question se pose, avec Descartes par exemple et son fameux "Je pense, donc je suis". C'était avant hier le sujet d'un de mes cours de Seconde; du moins s'agissait-il d'expliquer très furtivement en quoi avait consisté la "révolution scientifique" du XVIIe siècle; l'extrait du Discours de la méthode proposé par le manuel est assez incompréhensible pour les élèves; mais il est amusant à lire par son charabia et un je ne sais quoi de suffisant et de condescendant: Moi, René Descartes, je vais vous montrer comment on pense et du même coup qui je suis: car je pense donc je suis ! Le philosophe Jean-François Revel, reprenant la formule de Pascal, "Descartes, inutile et incertain", a montré il y a plusieurs années toute la dimension prétentieuse et finalement très creuse du Discours et des Méditations métaphysiques (1). Enfin, on signalera, pour la petite histoire, que ce grand esprit libre que fut Descartes, qui symbolise, paraît-il, la rigueur et la clarté françaises, la prudence et la suspension du jugement, est mort de froid à Stockholm au service de la reine de Suède pour laquelle il s'était engagé à écrire un Traité des Passions !

 

(1): Jean-François Revel, Descartes, inutile et incertain, Stock, 1976 - Je n'ai pas lu cet ouvrage, mais j'en ai lu d'autres de Jean-François Revel, qui m'ont souvent intéressé - Classé politiquement à droite, ce philosophe et intellectuel contemporain est donc rarement (pour ne pas dire jamais) étudié; on lui préfère évidemment des "french" théoriciens fumeux de gauche, des "néo-cartésiens" tout aussi abscons et prétentieux (et courtisans !) que leur modèle. J'ai souvenir, élève, d'une étude très ennuyeuse et pénible des Méditations métaphysiques, délivrée par un tout jeune agrégé de philo, tel que Maurice Barrès en a dressé le portrait, cent ans avant, dans son roman Les Déracinés. Enfin, je signale qu'un billet de 100 francs avec la figure de Descartes a été en circulation entre... 1942 et 1944  ! - Il y a comme cela des symboles historiques qui font mal.  

 

                

      

 



27/03/2019
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