En attendant le Déluge

En attendant le Déluge

En grève

 

   Je suis en grève et ce n'est pas bien grave; depuis quelques jours, le ton monte chez les enseignants, enfin, pas tous; ils sont remontés contre la réforme des retraites et de la leur tout spécialement qui pourrait être fort diminuée (les syndicats parlent de 300 à 650 euros de moins par mois !); ils sont aussi très irrités par la réforme du Bac, qui s'annonce confuse et pleine de corrections pour eux. Et on le sait, les professeurs n'aiment guère corriger, car la plupart des copies reflètent ce que les élèves n'ont pas appris et pas compris; d'une certaine façon les copies sont la preuve d'un échec général, celui d'un "système", voire celui d'un pays, d'une civilisation... Evidemment on peut toujours s'enthousiasmer de quelques copies exceptionnelles, ou se consoler par la gentillesse et la bonne volonté d'une majorité d'élèves. Mais les difficultés d'attention et de compréhension augmentent et se multiplient dans les classes depuis plusieurs années. Pour quelles raisons ? Sans doute la discipline, sociale et culturelle, s'est-elle relâchée, en dehors de l'école et à l'école; autrefois les élèves devaient être silencieux (ce qui n'empêchait pas les chahuts), maintenant ils doivent s'exprimer, s'investir et s'épanouir; il en résulte souvent un grand bavardage. On peut aussi avancer des "raisons profondes", qui tiennent aux évolutions sociales, politiques, voire "anthropologiques" des démocraties occidentales; Tocqueville voyait dès 1835 que les moeurs démocratiques marquées par une certaine agitation superficielle ne favorisaient pas le goût de l'étude et de l'approfondissement. Point de vue snobinard, selon Emmanuel Todd, qui à l'instar de tous les intellectuels gauchistes pense au contraire que le "niveau monte" et que les institutions scolaires, d'esprit bourgeois ou petit-bourgeois, sont débordées. En somme les élèves auraient aujourd'hui un appétit et une curiosité de savoir ou de réflexion que leurs professeurs ne savent pas contenter, en raison des programmes et des méthodes qu'ils doivent "suivre", mais aussi parce qu'ils manquent souvent de tact et de savoir-faire dans la "gestion" d'élèves "hétérogènes", jeunes garçons et filles en pleine explosion de leurs facultés parfois divergentes.

 

   Je viens de lire un vieux roman de Gabriel Chevallier, Sainte-Colline, publié en 1937, quatre ans après Clochemerle qui fut le grand succès de l'auteur. Ce genre de littérature a été un peu oublié, on ne trouve plus les livres de Chevallier que chez les bouquinistes, dans les foires aux greniers ou chez les "petites soeurs des pauvres" de Caen qui chaque année font leur braderie. Le sujet de Sainte-Colline, c'est la vie d'un établissement religieux à la veille de la Grande Guerre: Chevallier trace avec amusement les portraits "pédagogiques" voire "spirituels" des Pères, plutôt genre fouettard, auxquels sont confrontés les élèves; on assiste à des histoires et à des scènes souvent cocasses, parfois grivoises, mais aussi à quelques moments d'érudition et de poésie. La préférence de Chevallier se porte sur le Père Bricole, qui n'enseigne pas, comme son nom l'indique, mais s'occupe de jardinage et de réparation; il est le plus aimé des élèves, le plus attentif à leurs tourments et leurs humiliations, le moins savant en théories et en principes d'éducation et de morale, mais le plus "humain", le plus accessible, le plus généreux, le plus simple, le moins retors et le moins tordu des Pères. Chevallier dégage l'idée que les élèves les moins bien notés, donc les moins disciplinés, les moins conformistes, sont probablement les plus doués, les plus "vivants", les plus intéressants. Une chose est sûre, la pédagogie de Sainte-Colline est bien différente de celle des collèges et lycées d'aujourd'hui. Mais ce n'est pas le coeur du roman, qui comporte dix chapitres en quelque sorte "autonomes", dix histoires d'élèves, de Pères, de parents, de grande soeur, qui peuvent se lire indépendamment.

   Je cite la fin du roman consacrée au Père Bricole: 

   - " Il se plaisait dans une humilité librement choisie, sachant que son amitié ne pouvait être de quelque secours qu'aux déshérités. Cela ne l'empêchait pas de bien voir les choses, de juger les enfants à sa manière. Sa méthode lui fournissait des conclusions tout opposées aux résultats de la méthode officielle. C'est pourquoi, au terme d'une année qui avait rapproché de leur destinée d'hommes deux cents garçons, il se posait une fois de plus la question de savoir qui avait tort et qui avait raison. Il ne se laissait guider ni par la vanité, ni par l'intransigeance, il ne s'insurgeait pas contre la règle. Mais il aurait voulu qu'on allât plus loin, car il pensait que la règle faisait commettre pas mal d'erreurs, quand, par exemple, on décidait en son nom que tels enfants étaient bons, et tels enfants mauvais. Le cas de ces derniers, le seul qui intéressât le vieux prêtre, n'était pas assez approfondi. Peut-on soutenir, en se fiant aux seules apparences, que des enfants turbulents et moqueurs, parce qu'ils sont vifs et spontanés, sont mauvais ? Mauvais un Nusillon ? Mauvais un Lhumilié, et même un Pinoche ? Le P. Bricole sourit. Il murmura: "Avec leurs frimousses de petits chats ? Avec ce bon rire franc qu'ils ont ? Allons donc !" Et il fit aller son rabot."

 

   Dans un autre genre, c'est le rabot du pouvoir qui aujourd'hui veut s'exercer sur nos retraites ! "Eh bien il va voir, Macron, de quel bois on se chauffe !" semblent répliquer manifestants et syndicats. Quant à moi, je surveille du coin de l'oeil, et d'un autre j'écris ces lignes, si le feu du poêle a bien pris, si la flamme grandit ou au contraire diminue. C'est tout de même la base de la civilisation.

                                        

 



05/12/2019
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