En attendant le Déluge

En attendant le Déluge

Impressions de rentrée

 

    En notre époque d'informations multiples, horizontales, diagonales, en boucle, etc. peut-être n'est-il pas mauvais de dire soi-même ce que l'on sait, ce que l'on voit, ce que l'on entend; d'être soi-même sa propre source; de ne pas craindre ses points de vue et ses impressions; de ne pas se laisser contraindre par des forces extérieures et (sur) plombantes.

   Mes impressions de rentrée donc: d'abord un mélange d'amusement et de tranquillité; comme d'habitude le discours du proviseur se perd en remerciements et (auto) satisfaction, se gardant bien de signaler les mauvais résultats du lycée au dernier Bac; comme d'habitude, le micro ne marche pas bien, et les bavardages de l'assistance, nombreuse, en profitent pour augmenter. Je n'écoute pas vraiment. Le micro remarche enfin et le proviseur, ancien prof de lettres, fait allusion à Rousseau qui conseillait déjà à son époque de montrer les choses aux élèves plutôt que de leur en parler abstraitement. Oui, sans doute, je pense notamment aux leçons de sciences naturelles consacrées au corps humain ! Mais serait-ce possible aujourd'hui, monsieur le proviseur ?

   Bien sûr la rentrée est dominée par la question de la réforme du Bac; le proviseur remercie ses adjointes qui ont beaucoup travaillé pour réaliser les emplois du temps; dans l'ensemble les professeurs semblent satisfaits; certains vont même jusqu'à dire leur admiration pour la prouesse de travail des adjointes. Cela étant, les critiques et mécontentements de la réforme se retrouvent un peu affaiblis, ou "désamorcés". Mon collègue d'histoire-géo, syndiqué, lance à la sauvette une réunion de discussion. Il parvient à rassembler une petite vingtaine de collègues, réunis façon "alcooliques anonymes" dans la salle des professeurs. Il apparaît très vite que personne ne veut faire grève, car les sujets de désaccord avec la réforme ne sont pas encore vraiment mûrs; il faut attendre et voir, disent la plupart. Un autre collègue syndiqué met en avant la souffrance, la détresse et la déprime qui touchent de nombreux professeurs, y compris très expérimentés; mais est-ce lié à la réforme ?

   Autre sujet: les profs principaux; une trentaine de collègues avait signé une pétition en juin pour signifier qu'ils refuseraient d'asssurer la fonction de professeur principal; mais finalement, deux classes seulement n'ont pas pu être pourvues de professeur principal; et à l'heure où j'écris ces lignes, l'affaire a même été résolue. Mon collègue syndiqué a évidemment refusé la fonction mais a vu autour de lui les résistants peu à peu se "dégonfler" devant les sollicitations répétées de la proviseure-adjointe. Personnellement je n'ai pas signé la pétition et je suis prof principal d'une petite classe de Première (24 élèves). Je ne suis pas résistant; je suis donc collabo ?  

   Par tempérament je suis du genre conciliant, accommodant; mon idéal de vie c'est la douceur, la souplesse, le calme. J'apprécie même, dans une certaine mesure, le "laisser-faire" ou le "laisser-courir"; je regarde les choses du monde avec un certain détachement; je n'ai jamais été adhérent d'aucun parti; ce qui n'empêche pas quelques prises de positions, ici et là. Ma préférence va aux points de vue décalés, en faveur d'explorations nouvelles, de pistes de recherche jusque-là ignorées; dans le domaine de l'histoire-géo je peux avouer une certaine déception, car les répétitions et le ressassement, le recyclage et le verbiage dominent les manuels, les textes officiels, les travaux pédagogiques. En préparant mon cours sur les médias et les théories du complot, j'ai laissé de côté le manuel, pour "diversifier" les sources et la réflexion. Mon collègue syndiqué n'a guère apprécié mon travail, considérant qu'il était "dangereux" de mentionner Egalité et réconciliation en classe, parce que, je le cite, "ça pue". Que répondre à cet argument olfactif ?

    On touche là aux limites du travail en équipes, pourtant recommandé par nos inspecteurs; il est bien légitime que chacun cultive ses propres goûts et opinions; les bien pensants qui parlent tout le temps de "diversité" et d'altérité devraient être d'accord; et pourtant ils ne le sont pas; c'est très bizarre. Sans doute veulent-ils que la diversité des opinions ne dépasse pas ou n'excède pas les limites ou les cadres de réflexion qu'ils ont fixés; il en va ainsi avec les théories du complot: ils en acceptent certaines, quand ce sont des personnalités de gauche qui en sont victimes (par exemple Allende au Chili), mais ils refusent catégoriquement celles qui d'après eux ne se trouvent que sur des sites d'extrême-droite antisémites. Mon collègue olfactif a une autre méthode pour les discréditer: il met dans le même sac la théorie d'un complot contre Kennedy (fort plausible selon moi) et les élucubrations "complotistes" sur les reptiliens, les chats extraterrestres (j'ai failli dire que j'en connaissais un, qui s'appelle Ovni !) et la Terre plate...

    Passons; d'humeur tranquille et amusée j'écoute ce qui se dit, souvent en approuvant, parfois en apportant une petite précision (quand un collègue par exemple évoque l'affaire Yann Moix sans signaler le lien professionnel de celui-ci avec Bernard-Henri Lévy; complotisme antisémite ?). Un collègue de l'enseignement technique me raconte ce midi ses expériences à l'étranger, en Afrique noire et en Asie; il a vu de près la corruption, la vénalité, les privilèges, le "laisser-faire" environnemental, la pollution, etc. Les valeurs démocratiques occidentales et les discours écologistes lui semblent de peu de poids devant l'émergence économique du reste du monde, Chine, Inde, Brésil, Nigéria, Congo, etc. Il pense même que les démocraties donneuses de leçons (à l'image du jeune président Macron lors du dernier G.7) favorisent par leurs politiques mondialistes et libre-échangistes tout ce qu'elles prétendent ensuite dénoncer; par exemple elles accusent le président brésilien Bolsonaro de crime contre l'environnement mais signent avec lui des accords d'import-export qui précisément vont favoriser le défrîchement accéléré de l'Amazonie. Et ainsi de suite.

   Je ne peux qu'approuver. Les collègues de l'enseignement technique ont souvent un rapport au réel bien plus instructif et intéressant que celui, très confortable et ennuyeux, des collègues du "général" (et je sais de quoi je parle !) - Ma prochaine chronique sera par conséquent consacrée à la vie pratique, qui bien souvent n'est pas ma "zone de confort".          

                         

 



03/09/2019
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