En attendant le Déluge

   Je commence mes pré-vacances en lisant Paul Morand dans la collection Pléiade chère à mon ami Philippe (1). La lecture de cet auteur n'est pas des plus aisées; sa réputation d'écrivain "snob" peut dissuader le modeste professeur d'origine paysanne; Morand présente un CV presque répulsif pour notre époque bien pensante: auteur de droite et même d'une mauvaise droite, occasionnellement antisémite, raciste, misogyne. Il a été favorable à Pétain (comme la plupart des Français en 1940 !), a occupé quelques fonctions diplomatiques dans  le régime de Vichy (mais les Etats-Unis ont maintenu leurs relations diplomatiques avec Vichy jusqu'en 1944 !) puis a pris ses distances avec les nouvelles autorités de la Libération, qui ne voulaient d'ailleurs pas de ses services... Il a mené une vie très aristocratique, très libre, très "internationale", fréquentant les palaces, les rivieras, les clubs. Beaucoup d'argent par sa femme, la princesse Soutzo, fille de banquiers grecs. Détesté du général de Gaulle, de toute la gauche et d'une bonne partie de la droite, y compris de l'extrême-droite, Morand cultive donc un point de vue "international" qui ne rate pas une occasion de railler le populisme franchouillard à l'abri de l'Etat-providence. Ses romans et ses nouvelles racontent le "monde'", le "grand-monde", la modernité technique et la vitesse de circulation du XXe siècle, où la France se fait distancer. Avec les années 1990 et la mondialisation, une quinzaine d'années après sa mort, Paul Morand est plus ou moins réhabilité dans une certaine presse "libérale"; on apprécie son style rapide, son coup d'oeil, sa justesse et sa richesse de vocabulaire, ainsi que parfois ses considérations géopolitiques;  son essai sur New York dresse le tableau, pas toujours reluisant, de la ville moderne, rapide, nerveuse, "mondiale", tandis que la vieille nation française cultive le lyrisme de sa lenteur villageoise, de ses petites affaires traditionnelles et de son administration vétilleuse. Cette "France moisie" (dixit Sollers) est à l'opposé des goûts "supérieurs" et même "aériens" de Paul Morand. 

(1): Paul Morand, Romans, Pléiade, Gallimard, 2005, 1583 pages.

    Je retourne au bar du coin. Administration vétilleuse ? La patronne, Françoise, 62 ans, à deux mois de la retraite, me dit le plus grand bien de l'Etat qui l'a fort bien dédommagée depuis que dure la crise du covid; évidemment, cela suppose que votre comptabilité soit nickel, pas de "black", tout doit être en règle pour pouvoir bénéficier des aides de l'Etat, me précise t-elle pour me faire comprendre que les râleurs et les mécontents n'ont qu'à s'en prendre qu'à eux-mêmes. Elle espère maintenant pouvoir vendre son affaire; elle a rendez-vous avec son banquier la semaine prochaine. Elle a tenu son bar pendant seize ans tout de même. Moi, je suis arrivé dans le quartier il y a quatorze ans. Elle est assez contente de la façon dont les choses évoluent, gentiment; sa clientèle s'est légèrement diversifiée, même s'il y a un "noyau dur" de types rustiques; de plus en plus de "passages" me dit-elle, et même des couples qui vont vers la polyclinique un peu plus loin. C'est un bar de "péri-centre", très urbain encore, ici vous n'entendrez donc pas de remarques graveleuses, comme il est possible d'en entendre en milieu rural, plus autarcique. On parle de sujets très généraux et par delà les frontières; il m'est arrivé un matin d'écouter une conversation sur la colonisation; je n'étais pas trop d'accord avec les opinions émises mais c'était très intéressant. Et Françoise est toujours neutre; "c'est la base dans ce métier, m'a t-elle dit un jour, "ne jamais prendre parti"... Sauf dans le foot, là, quand même, "on soutient le Stade Malherbe !" - Et se trouve accrochée dans le bar une photo dédicacée de l'équipe, juste en dessous de l'ardoise où est indiquée la fête du jour à souhaiter. 

    Le foot occupe un peu mes pré-vacances; je regarde un match par jour à la télé (le soir); vingt-quatre équipes nationales européennes s'affrontent réparties en six groupes de quatre; pour la première fois la Macédoine du Nord est qualifiée; ce pays est indépendant depuis 1991 en profitant de l'éclatement de la Yougoslavie; on en parle très peu, ici en France, on le mentionne à peine sur les cartes de l'Europe, coincé entre l'Albanie, la Bulgarie, la Serbie et la Grèce; en histoire, la Macédoine peut invoquer un glorieux ancêtre, Alexandre le Grand; ce qui ne plaît guère aux Grecs du Nord qui eux aussi sont des Macédoniens. On s'est d'ailleurs disputé sur le nom officiel et le drapeau de la nouvelle république de Macédoine, et depuis deux ou trois ans un accord a été trouvé avec Athènes: on dira donc Macédoine du Nord, tandis que les Grecs du Nord, eux, sont des Macédoniens du Sud ! Quand on regarde la composition de l'équipe, rien de grec dans les noms, pas de Papadakis, de Kristopoulos ou de Aristote Onassis; les noms sonnent plutôt bulgare, se terminent en ov, en ev, ou à la rigueur en ski; on trouve aussi quelques patronymes de type albanais et turco-musulman. Mais les Orthodoxes sont très majoritaires. Bien sûr le plat principal du pays est la macédoine de légumes. Le foot, on le voit, permet de faire de la géographie et même de la géopolitique. Outre les rivalités Nord-Sud, on peut observer une sorte de division Ouest-Est lors de cet Euro de football où certaines équipes plutôt occidentales (Angleterre, Belgique) ont décidé de mettre un genou à terre avant le début des matchs, manière d'afficher l'idée d'une lutte contre le racisme, mais aussi marque de ralliement (de soumission diront certains) à la culture idéologique et médiatique des Etats-Unis; tandis les équipes de l'Europe de l'Est, Russie et Hongrie notamment, n'ont pas fait ce geste du genou au sol et que leurs publics ont largement sifflé au passage celles qui le faisaient. Il y aurait encore mille choses à dire mais la compétition ne fait que commencer. A suivre donc...