En attendant le Déluge

   J'ai évoqué le très bon roman d'Isaac Bashevis Singer, Le manoir, que j'ai lu pendant les vacances d'automne; Victorine vient de m'offrir Le domaine, qui est la suite du Manoir. L'histoire se déroule en Pologne à la fin du XIXe; mais à cette époque la Pologne n'est pas, ou plutôt n'est plus un Etat indépendant, elle a été découpée entre grandes puissances, notamment la Russie qui s'en est octroyé la majeure partie (voir carte ci-dessous); les personnages du roman sont des Juifs, divisés voire déchirés entre plusieurs aspirations: les uns sont très croyants et redoublent même de rigueur religieuse, faisant preuve d'un certain puritanisme et d'un certain ritualisme pointilleux; les autres pensent au contraire que leur judaïsme ou leur "judéité" doit se moderniser au contact des sciences et du "progrès"; les premiers sont des conservateurs voire des réactionnaires, tandis que les seconds peuvent être qualifiés de libéraux. En marge de ces deux grandes catégories, on trouve des esprits ou des caractères plus exaltés, ou plus névrosés, qui pensent que les vraies solutions "existentielles" sont ailleurs: en Palestine, en Amérique, ou dans une vie "intense", pleine d'aventures et de rebondissements, qui ne laisse pas le temps de s'interroger sur sa conscience, ou son "identité". Autre solution également: la révolution, qui transforme la société et les intérêts, donc aussi les idées et les comportements.

   Le roman de Singer nous plonge dans cette culture juive en pleine "effervescence", et je dois dire que c'est passionnant, loin des clichés qui, parfois, lui sont appliqués. Le style est sobre (c'est une traduction) bien que les personnages soient nombreux (une bonne vingtaine) et leurs "histoires" plus ou moins entrecroisées en raison de leurs relations familiales; Singer, lui-même émigré juif polonais en Amérique (voir photo ci-dessous), connaît évidemment très bien son "sujet", et son aisance narrative facilite beaucoup le plaisir de la lecture. Pourtant, il n'y a pas de quoi s'amuser, car les personnages en question éprouvent toutes sortes de maux et de tourments, épuisés par des conditions de vie plutôt pénibles; les relations hommes-femmes ne sont pas excellentes non plus, c'est le moins qu'on puisse dire; mais il se peut, c'est même fort probable, que le plaisir de la lecture au lieu d'être diminué soit augmenté par le récit des malheurs des autres, et à plus forte raison quand les autres en question ne sont pas des personnes connues du lecteur. Ce qui peut plaire, aussi, c'est la capacité du romancier à faire tenir à ses personnages des points de vue originaux et subjectifs, qui autrement ne pourraient guère être tenus; le plaisir de lire un roman, surtout par les temps qui courent, consiste à ressentir une certaine liberté d'expression encore possible. A plusieurs reprises, par exemple, Singer prête à deux ou trois de ses personnages des opinions qui pourraient être qualifiées d'antisémites si elles n'étaient pas écrites sous le régime romanesque. Mais je préfère donner à présent un extrait situé au début du Domaine (page 89), où un dénommé Zipkin ayant émigré en Amérique dresse dans une lettre un tableau de New York à la fin du XIXe:

     "Cette grande ville reflète le chaos qui règne dans mon âme. Tout, ici, est contraire à notre façon de voir les choses. Ce qui passe pour beau en Europe est jugé laid ici. Ce qui nous paraît comique est pris au sérieux par les Américains. En dépit de leur démocratie et de leur liberté, leur campagne électorale est une véritable chasse aux voix. On accepte ouvertement des pots-de-vin. C'est le règne du boucher, du policier soudoyé, du cabaretier. La mort n'a pas de signification particulière. Des morgues sont situées entre des boutiques de coiffeur et des restaurants. Les cimetières ne sont pas clôturés. A côté d'une écurie, on peut apercevoir un hôpital. Des femmes boivent de grandes chopes de bière dans des cafés. Les hommes ne parlent que de boxe et des athlètes de cirque. Des Noirs s'installent comme cireurs sur les trottoirs. Des orateurs déclament en pleine rue. L'architecture de cette ville m'horripile. J'essaie de lire les journaux anglais: pas un mot sérieux sur la situation mondiale, rien que des nouvelles annonçant des mariages, des décès, des divertissements de toute sorte. M. "un tel" est arrivé. Mme "une telle" est partie. Mlle "je-ne-sais-plus-quoi" s'est fiancée. Les sermons des prêtres, des ministres (ainsi que des rabbins) sont publiés comme si ces gens-là avaient découvert le pôle Nord. Tout le reste n'est que publicité. Même les églises font de la réclame. Les spiritualistes y vont, eux aussi, de leur slogan publicitaire. On dirait que même la chaleur est vulgaire. Elle est infernale, et on entend sans cesse les trompes des voitures de pompiers. J'ai déjà visité le fameux Coney Island. Il faut faire un long voyage en chemin de fer pour s'y rendre. Lorsque j'y suis arrivé, j'ai compris le véritable sens du mot populaire. Les cris et le tumulte sont indescriptibles. On déguste des saucisses -hot dogs; on se fait lire l'avenir dans les cartes. Sous une tente foraine on peut voir une femme à deux têtes, un phénomène moitié jeune fille, moitié serpent; des effigies en cire de rois, de présidents, de papes, de popes, d'assasssins. Entre temps on grignote des friandises et des cacahuètes. Au beau milieu du vacarme se dresse un singe, ou une sorte de missionnaire, qui hurle que Jésus est Dieu et que chacun doit sauver son âme." (1)

(1): Le domaine, 1969, Stock, 1971, Livre de Poche, 1987, pp. 89-90. 

   En lisant Singer, je m'efforce donc de me tenir un peu à distance de certaines opinions; et j'espère trouver dans la lecture romanesque un peu de décontraction et de relâchement; il en faut, je crois, dans la période "anxiogène" que nous traversons.