En attendant le Déluge

En attendant le Déluge

Retour aux affaires

 

    Je n'ai presque rien lu pendant le séjour en Corrèze; ou disons que j'ai lu dans le grand livre de la nature; "sors un peu le nez de tes bouquins !" me disait parfois mon père; et il n'avait pas tort, car la lecture intensive peut porter atteinte à la faculté d'observation; dans le livre le regard se replie, et même se contorsionne (les livres de poche sont de petits espaces qui réduisent peu à peu la qualité de la vue et obligent au port de lunettes); certes, les livres ouvrent l'esprit (encore que, cela dépend desquels, et surtout duquel), et apportent sans doute des qualités de calme et de concentration; même si certains livres peuvent au contraire pousser à l'agitation, à l'excitation et à la fièvre ("les livres qu'on ne lit que d'une main" comme on disait au XVIIIe); Tocqueville estime que la lecture de plus en plus démocratique des livres et des journaux a provoqué une fièvre d'opinion publique et toutes sortes d'agitations idéologiques qui ont abouti à la révolution française. Et dans son esprit un peu aristocratique, ce ne fut sans doute pas une bonne chose. Selon Tocqueville (et bien d'autres) il vaudrait mieux ne pas lire du tout ou lire très peu, car les mauvais livres sont plus nombreux que les bons, et les journaux (ou gazettes comme on disait autrefois) sont truffés de mensonges et d'incitations à la méchanceté, à la jalousie, à l'intolérance (à la haine, dirait-on aujourd'hui). On retrouve chez Flaubert, dans son Bouvard et Pécuchet, cette idée que les livres et les journaux sont remplis de faussetés et de partis-pris; plus on lit, en somme, et plus on en vient à douter de tout; on ne sait plus où est la vérité. Ni même si elle existe.

    Mais si, elle existe, nous dit Ouest-France sous la "plume" de Jean-François Bouthors (1), commentateur "maison" du quotidien régional, qui s'inquiète des "réseaux sociaux" et des "tweets" de Trump; la vérité est une question d'éthique ("préserver les conditions de la confiance") et sans doute aussi de législation qui implique que soient combattus et condamnés les propagateurs de mensonges et de "fausses nouvelles"; et M Bouthors nous donne comme exemples les prophètes de l'Israël biblique qui étaient là pour dire la vérité quand les puissants en prenaient trop à leur aise avec la justice ! La référence ne manque pas de hauteur ou de profondeur, mais pour le sujet d'actualité qui semble ici intéresser M. Bouthors, elle est tout de même un peu risible; on ne combat pas les "fausses nouvelles" en invoquant la Bible, ou alors il faut nous expliquer tout de suite en quoi consiste la "bonne nouvelle": ce qui relève davantage du sermon dominical que de l'éditorial journalistique ! 

 

(1): "La vérité, question de salut public !", Ouest-France, 10 août. 

 

   A chacun son métier, me dit fort justement l'électricien que j'ai appelé pour une défaillance électrique de chauffe-eau; cette remarque sous-entend peut-être que toute societé et que toute économie doivent être organisées et structurées; que les "professionnels" doivent être formés, encouragés, aidés; mon collègue royaliste Jean-Philippe Chauvin (ancien camarade de fac) fait souvent l'éloge des métiers et des corporations de l'ancien régime, qui ont été dissous par la loi Le Chapelier de 1791, qui impose la libre-entreprise et la libre-concurrence (déjà décidées par le décret Allarde quelques semaines auparavant); mais le "libéralisme" en question va surtout rendre difficiles les conditions de travail des ouvriers; dorénavant, soupire Jean-Philippe Chauvin, c'est la rentabilité et la rapidité qui comptent (le temps c'est de l'argent, aurait dit l'ambassadeur anglo-américain Benjamin Franklin, quelques années avant la révolution française); la quantité obsolète s'impose aux dépens de la qualité solide. Le "libéralisme" a favorisé la grande production et la consommation de masse, les "grandes structures", les "oligopoles", la maximisation du profit, et la main-mise des banques et des compagnies d'investissements sur les entreprises; en fait, se désole mon ancien camarade, ce "libéralisme" est le triomphe des intérêts uniquement financiers et du cynisme des affaires qui va avec, il produit la démoralisation des sociétés, l'effondrement des "valeurs" et des "idées" qui ne sont pas compatibles avec le fonctionnement du "mondialisme". Un drôle de fonctionnement en l'occurrence, où la dictature chinoise et les régimes islamistes financent les démocraties européennes endettées. Et drôle de financement, où l'on rembourse des dettes avec d'autres dettes !  Le savoir-faire de l'électricien me semble plus clair: le fil rouge sur le bouton rouge, le fil bleu sur le bouton bleu.

 

    Quant à mon métier à moi, je ne l'ai pas exercé depuis si longtemps que je doute encore de savoir ou de pouvoir le faire; en attendant, je m'intéresse à ce "Français qui possédait l'Amérique", Antoine Crozat, financier de l'ancien régime, plus spécialement des règnes de Louis XIV et de Louis XV (2). Là aussi il est question de dettes (c'est même la cause directe de la révolution française), là aussi on devine (sans toujours bien comprendre) que les hommes d'affaires inventent des systèmes et des "montages" pour développer la circulation de l'argent, mais que celle-ci se dirige souvent dans les mêmes directions (exception faite du système de John Law qui tenta de révolutionner les affaires par un système de billets garantis par les profits espérés de l'exploitation de la Louisiane). On note enfin, en lisant le livre de Pierre Ménard, que l'Etat dépense beaucoup, et que c'est lui le principal responsable des inventions financières et fiscales qu'il confie ou qu'il délègue à des agents "interlopes", tel Crozat, sur qui bien souvent retombe la vindicte publique, quand les inventions en question tournent au fiasco pour les nobles et les bourgeois qui ont voulu s'y mêler. Crozat amasse des millions, peut-être des milliards (3), il achète, il vend, il rachète, il revend, etc; il ne se repose jamais et il meurt aveugle, épuisé; son nom tombe même dans un certain oubli (4).  

 

(2): Pierre Ménard, Le Français qui possédait l'Amérique: la vie extraordinaire d'Antoine Crozat, milliardaire sous Louis XIV, Le Cherche-Midi, 2017, Tallandier, coll. Texto, 2019, 475 pages, 11 euros.

(3) : "Crozat pourrait donc être considéré comme plus de trois fois plus puissant que Bill Gates, avec une fortune de près de 300 milliards de dollars actuels !" écrit P. Ménard - Ou encore: "Pour atteindre la fortune de Crozat, en supposant que rien ne soit dépensé, il faudrait donc qu'un humble sujet travaille plus de 222 200 ans !"

(4): P. Ménard, jeune historien de 25 ans, mais qui n'est pas universitaire, et travaille dans la finance (il est diplômé de HEC), a donc voulu sortir Crozat de cet oubli historiographique et "intellectuel". Son livre se lit facilement, même si les questions de manipulations financières peuvent lasser le lecteur; autre bémol, les titres des chapitres (ainsi que le titre principal du livre) sont souvent mal choisis car ils ne correspondent pas bien à leur contenu. Il est fort probable enfin que ce livre non-universitaire ne soit guère apprécié des "spécialistes" de l'ancien régime, qui le jugeront faible en réflexions et en perspectives. L'auteur ne s'est même pas donné la peine d'une "conclusion" pour faire le bilan de sa démonstration. Et y a t-il d'ailleurs une démonstration ?                   

                

 



14/08/2020
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