Florence et Bologne
Ce sont deux belles villes italiennes, géographiquement proches (environ 100 km), mais un peu différentes; Florence est plus réputée que Bologne, en raison de sa cathédrale, de ses palais, de son musée-galerie des Offices; réputation touristique à vrai dire, qui s'est développée au XVIIIe quand les aristocrates et esthètes anglais se sont entichés de la Renaissance et des paysages de la Toscane; c'est l'époque où la Grande Bretagne devient industrielle et s'enlaidit; les Français ont eux aussi goûté à l'Italie, Napoléon et Stendhal, par exemple, dans des styles différents; aujourd'hui ce sont les touristes asiatiques qui prennent des photos des monuments et des tableaux.
Ayant atterri à Bologne, nous sommes allés directement à Florence au moyen d'une navette Flixbus (18 euros pour deux personnes); on traverse une contrée vallonnée où les tunnels s'enchaînent; la notion de paysage est un peu tronquée, difficile de s'extasier; un paysage, en effet, et tel que la peinture de la Renaissance nous l'a montré, c'est avant tout une perspective, une ouverture, un "horizon d'attente" comme disent les intellos d'aujourd'hui; on guette l'au-delà, on rêve d'ailleurs, et l'ici-bas du quotidien nous semble décevant; avec la Renaissance commence une forme d'impatience et d'insatisfaction qui ne quittera plus la civilisation occidentale.
Nous avons trouvé un logement à Grassina, charmante petite ville à vingt minutes de bus de Florence, loin de l'agitation touristique; le premier soir, fatigués, nous testons la pizzeria Jimmy de la rue centrale; ambiance très rustique et très masculine, des photos de l'équipe de foot locale sur les murs; le vin de la maison se boit facilement, léger et fruité; la pizza est très quelconque. Victorine apprécie l'ambiance mais déplore le trafic automobile. De mon côté, tel un médecin sociologue et politologue, j'essaie de deviner l'état de santé de cette Italie que nos journaux français de gauche nous décrivent comme très mal en point, parce qu'elle vote pour des partis "populistes". J'avoue ne rien déceler de très inquiétant ou de très menaçant, ni dans les rues, plutôt propres, ni dans les bus (très ponctuels) où les gens sont tous très tranquilles; aucune incivilité caractérisée durant notre séjour; mais sans doute est-ce l'effet du "régime de terreur" dictatorial imposé par l'actuel gouvernement d'extrême-droite italien ?
La Florence touristique et muséale nous déçoit; tout est fermé, tout est payant, tout est cher; 24 euros le billet pour la galerie des Offices ! La Renaissance se vend bien; les tableaux sont sans doute de qualité; et les commentaires des "spécialistes" n'en finissent pas d'y voir des significations multiples, entre sens "sacré" et sens "profane", entre mythologie et théologie, entre subtilité des détails et solidité des ensembles; après, question de goûts et de couleurs; les uns aiment le vif éclatant, les autres aiment le tamisé, le "sfumato", les uns aiment le muscle viril et saillant, les autres les chairs délicates, la peau douce des visages, etc. Victorine préfère la peinture du quotidien, les scènes domestiques, "narratives", à celle des grands sujets religieux imposés, un peu dogmatiques; et plus que les tableaux des Offices, nous avons tous les deux admiré les fresques du couvent San Marco (attribuées à Fra Angelico), sorte de peinture "méditative" à usage individuel et solitaire, puisque chaque cellule de moine en possède une; le plus connu, Frère Savonarole, fut brûlé en 1498 sur la place centrale, pour sa critique de l'art (ostentatoire), du mécénat et du pouvoir "bourgeois".
Quand on est lassé du centre-ville et de ses bruits, on peut se promener sur les hauteurs beaucoup plus calmes de Florence, vers San Miniato ou Fiesole, où l'on peut apprécier de belles villas panoramiques, des jardins et des cimetières; c'était aussi le goût des touristes anglais et de Stendhal au XIXe, de flâner un peu au hasard, de cultiver une manière indépendante et "libérale" de visiter; de s'intéresser aux moeurs locales ? Sur ce point, soyons honnêtes: il faut parler couramment l'italien et rester plusieurs semaines pour commencer à "sentir" soi-même ce que sentent les autochtones; et encore. Stendhal et les aristocrates anglais, tout libéraux qu'ils se prétendent être, ne fréquentent guère le "peuple" et passent leurs soirées en mondanités et spectacles (opéra surtout). Ce qui n'empêche pas Stendhal d'admirer (de loin) les paysans de la Toscane qui lui semblent être la population la plus spirituelle et civilisée qui soit, "voltairienne" à sa façon.
Stendhal, toujours lui, consacre à peine vingt pages à Florence et plus de cent à Bologne (1), qui lui plaît beaucoup; à nous aussi; de Bologne se dégage une ambiance "authentique", en raison d'un plus petit nombre de touristes; nulle oppression à visiter la ville, nulle gêne, tout est fort bien organisé, les palais, les églises et les places coexistent avec souplesse; on peut marcher confortablement sous les portiques, nous abritant de la pluie et des voitures; c'est une ville universitaire réputée (une des premières et plus anciennes universités), surnommée parfois la "rouge", en raison de la couleur des bâtiments et de l'idéologie communiste (gauchiste dirait-on aujourd'hui) qui semble dominer dans certaines facultés (sciences humaines et sociales). On aperçoit quelques slogans "anti-fascistes" sur les murs (que j'essaie de décrypter, sans grande conviction à vrai dire); mais surtout on est admiratif de cet ensemble architectural, à la fois imposant et élégant, où il doit tout de même faire bon étudier; on envie presque tous ces étudiants de fréquenter d'aussi belles bibliothèques, ouvertes jusque fort tard le soir; globalement, les gens sont beaux, souriants, diserts et vivaces.
Nous marchons beaucoup, mais sans peine, près de 30 km en une journée, en montant jusqu'à l'église-sanctuaire de San Luca par un corridor de portiques (au nombre de 666 sur 3500 mètres !); ascension paisible dans un environnement sécurisé (2); on passe près du stade de foot (Bologne est une ville sportive avec une très bonne équipe de basket ball); au sommet, église fermée (on ne pourra donc pas admirer une Vierge à l'Enfant de style byzantin), mais panorama superbe sur les collines environnantes; j'admire au passage un ou deux cyclistes (montée de 10 % de moyenne avec des passages à 17-18 !).
Il y aurait encore beaucoup à dire, et de retour en France ma curiosité ne faiblit pas, au contraire; je découvre sur internet, avec stupeur, que Bologne a été durement frappée le 2 août 1980 par un attentat à la bombe dans la gare, qui a provoqué 85 morts. Attentat attribué à un groupe néo-fasciste, mais rien n'est moins sûr (3).
(1): Stendhal, Rome, Naples et Florence, 1817 puis 1826, Folio-Gallimard, 1987.
(2): Bologne, Guide Gallimard, 1995. Je lis la précision suivante, page 190: "Sous l'arc du Meloncello qui marque le point où le portique de San Luca amorce sa montée vers la colline et le sanctuaire, un grand panneau de bois du XVIIIe invite le passant à ne point enlaidir les arcades par des inscriptions, ajoutant: "Passant, si tu ne crains les menaces et les peines de cet avis, prends au moins en compte la peine faite à la très Sainte Vierge Marie, à qui appartiennent ces arcades et ces murs."
(3): L'attentat le plus meurtrier des "années de plomb" (1970-1980) qui ont frappé l'Italie. Certains journalistes et chercheurs "dissidents" ont exploré la piste d'un attentat de "haut niveau" organisé par "l'Etat profond"; voir le livre de D. Ganser sur les opérations secrètes ou "stay behind" de l'Otan...
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