Frontières
Après les médias, nous allons parler des frontières; pas de rapport me direz-vous ? On peut en trouver un petit avec les "reporters sans frontières" qui sont régulièrement cités en exemples, véritables héros de l'information. J'ai même distribué ce matin aux élèves un journal "gratuit" intitulé "citoyens du monde" et réalisé par des lycéens à l'occasion du Prix Bayeux; les journalistes et reporters interrogés y exposent la difficulté et la nécessité de leur travail à travers un monde où les frontières non seulement séparent les hommes mais produisent des incompréhensions, des rivalités et des situations conflictuelles. Au regard de certains intellectuels et artistes, les frontières sont des absurdités, des injustices, des obstacles à la liberté et à la "jouissance" du monde. Pour les esprits forts, amateurs d'espaces infinis et de raisonnements universalistes, les frontières sont donc des petites choses ridicules, qui font passer pour vrai d'un côté des Pyrénées ce qui est faux de l'autre côté...
En géopolitique, on prend très au sérieux les frontières, car ce sont elles qui souvent sont à l'origine des guerres, ou qui du moins en sont des prétextes, on pense bien sûr aux revendications d'Hitler et au "viol" de la frontière polonaise par l'armée allemande qui déclenche la Seconde guerre en Europe. Sujet sérieux, donc, mais longtemps négligé, évoqué vite fait au détour d'une carte; peu de professeurs d'histoire-géo sont en effet capables d'expliquer les pourquoi-comment des frontières; c'est pourtant, du moins ce pourrait être au coeur de leur discipline l'occasion de combiner étroitement l'histoire et la géographie, du moins d'en atténuer la "frontière" !
Le désintérêt pouvait ou peut encore s'expliquer par la réputation "nationaliste" du sujet; les amateurs de frontières, les intellectuels qui en font l'éloge (Régis Debray), étant parfois considérés par les gens de gauche progressistes (beaucoup de profs) comme des esprits conservateurs, nostalgiques, voire réactionnaires et bellicistes; lesquels se défendent et s'en défendent, en disant que les frontières peuvent garantir la paix et favoriser le progrès social (et écologique) bien plus efficacement que les "espaces sans frontières" de la mondialisation capitaliste compétitrice (et prédatrice); autre argument: en souhaitant le dépassement ou l'abolition des frontières, le gauchisme idéaliste fait parfaitement le jeu du libéralisme le plus cynique. Les partisans de la frontière peuvent donc depuis quelques années se refaire une virginité; ils défendent des valeurs de tranquillité, de sagesse, de prudence, de sécurité et de simplicité sédentaire, voire de frugalité écologique, ils refusent par exemple de consommer des produits importés.
Mais le nouvel intérêt pour la question des frontières est évidemment suscité par les migrations humaines; qui sont de plus en plus nombreuses et pressantes, même si de savants géopolitologues nous expliquent que le phénomène n'a rien d'exceptionnel, et qu'il est donc parfaitement "gérable"... Bien sûr, la frontière Etats-Unis/Mexique bénéficie d'un traitement de faveur, si l'on peut dire, de la part des médias et des manuels scolaires français; elle combine en effet plusieurs définitions, du moins plusieurs aspects: séparation, parfois infranchissable, entre deux Etats, elle est aussi une zone d'échanges (et de trafics) et de concentration urbaine et industrielle, une "interface" comme on dit en géographie. Elle combine donc le libre-échange économique et la surveillance renforcée des migrations, le profit des grandes entreprises associé à la répression d'un "sous-prolétariat" de migrants clandestins, c'est donc une très "vilaine" frontière d'un point de vue social, moral, et sans doute aussi écologique. Dans le genre très moche, on pourra aussi évoquer les "enclaves" espagnoles de Ceuta et Melilla sur la côte méditerranéenne du Maroc; l'aspect repoussant et inquiétant des grilles, des barrières métalliques, voire des miradors, contribue à discréditer la notion de frontière aux yeux de certains intellectuels émotifs et esthètes.
Mais il y a aussi de "belles frontières", sinon de "bonnes frontières"; ce sont par exemple des cols de montagne, des cours d'eau, ou même certaines forêts; des frontières "douces" et paisibles, qui donnent à rêver ou du moins à observer avec une attention redoublée les différences de paysages ou d'atmosphères entre deux pays; on peut aussi s'étonner ou s'amuser de ces frontières intra-urbaines qui traversent des maisons, des restaurants, des terrasses de cafés, des trottoirs, etc. Frontières cocasses, divertissantes, mais aussi "ubuesques", "kafkaïennes", tracassières...
Disons, pour résumer cette présentation, que les frontières sont multiples, "polysémiques", et de plus en plus nombreuses: depuis une trentaine d'années, près de 30 000 km de frontières nouvelles ont été tracés, rien qu'en Europe et en Asie centrale; le géographe Michel Foucher parle d'une obsession de règlements et de différends frontaliers, malgré la mondialisation, ou à cause d'elle. L'Europe elle-même se présente comme le continent le plus morcelé du monde, "un maximum de diversité dans un minimum d'espace"'a écrit un intellectuel; et on pourrait ajouter: un maximum de règlements différents dans un minimum de cohésion et de cohérence.
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