Suite de mes réflexions démocratiques
C'est l'été, je m'apprête à corriger tranquillement chez moi 67 copies de Bac; il faut en profiter, ça va disparaître; l'an prochain et par la suite il faudra que les profs de lycée travaillent devant et avec les élèves le plus longtemps possible, au moins jusqu'à fin juin; il faudra sans doute aussi qu'ils corrigent en restant dans l'établissement, comme cela se fait, je crois, au collège; ce sont de toute façon les méthodes pédagogiques et administratives du collège qui gagnent le lycée depuis plusieurs années; certains collègues trouvent que c'est bien; pas moi. Victorine me dit, par-delà bien et mal, que tout sera fait pour que ça coûte le moins cher possible.
Mais ne nous fâchons pas; j'ai pourtant été fort agacé hier en découvrant les sujets d'histoire-géo de série S: "la gouvernance européenne depuis Maastricht" ! Sujet à la con ! me suis-je exclamé. Comme l'explique Arnaud Teyssier dans son Histoire de la Ve République*, la gouvernance c'est l'impossibilité de gouverner transformée en bla-bla; le mot est abondamment employé par Raffarin (premier ministre de Chirac en mai 2002, après le "choc" du 21 avril !), puis théorisé ensuite par des intellos de gauche, type Rosanvallon, tendance "nouvelle gauche sociétale", et Ségolène Royal elle aussi grande conceptualiste inventera dans la foulée la "démocratie participative" lors de sa candidature de 2007 face à Sarkozy; c'est le triomphe (sans gloire) du "non-gouvernement" et de la "société" qui participe en effet, pour l'instant sans péril, via les associations, les médias, les lobbies, les syndicats... au blocage des institutions; et c'est au fond, nous dit Arnaud Teyssier, la "théâtralisation d'une France en rupture avec son histoire et sa tradition étatique"...
*: Histoire politique de la Ve République, Perrin, Tempus, 2011.
Cette gouvernance ou cette démocratie " participative est accélérée par internet, les blogs, les sites, les réseaux sociaux; les opinions se déchaînent, la "parole se libère"... bien souvent sous la forme d'injures; récemment je suis allé sur Agoravox, "le média citoyen", juste pour féliciter un ami de ce qu'il y avait écrit, eh bien ma gentille remarque toute innocente m'a valu la réaction légèrement discourtoise d'un inconnu, et d'autres probalement ont dû suivre, je n'ai pas vérifié, comprenant de toute façon que ma place n'est pas sur les réseaux sociaux, ni même sur les médias citoyens; et c'est bien possible en effet que je ne sois pas démocrate si pour l'être il faut en venir à des propos agressifs et irrespectueux. En tout cas, cette "démocratie participative" ne mène à rien de bon, elle agace, elle énerve, elle exaspère les opinions et elle ne produit rien. S'il y a sur cette Terre des peuples heureux, je les imagine silencieux, productifs, créatifs, appliqués à des actions souvent précises voire méticuleuses; je les imagine bienveillants, conciliants, mais aussi sévères à l'occasion, jugeant d'après les actes et non sur les apparences et les "potentialités" (mot à la mode de notre idéologie de la gouvernance participative) des individus. Mais y a-t-il encore des "peuples" sur cette Terre ? C'est à dire des groupes d'individus conscients de leurs intérêts communs et encouragés à cette conscience par leur organisation politique et culturelle. La démocratie participative, c'est tout le contraire: un processus social et sociétal de décomposition et de "liquidation-liquéfaction" des intérêts communs, ayant donc pour conséquence le déchaînement des intérêts privés et spécifiques, "catégoriels" et "communautaires"; c'est en somme la guerre de tous contre tous encouragée par une mondialisation qui elle aussi fonctionne comme une guerre, commerciale, sociale, culturelle; non pas une guerre de civilisations (thèse du "choc des civilisations") mais une guerre d'intérêts, de convoitises et de cupidités, encouragée et accélérée par les messages de la société de consommation.
Un collègue d'histoire-géo avec qui je surveille une épreuve du Bac me dit son plaisir (intellectuel je suppose) de voir le monde actuel basculer du modèle dominant occidental blanc vers d'autres modèles, qu'il se garde bien de définir; ce collègue est sans doute un amateur de l'idéologie historiographique française (blanche et occidentale !) dominée par Boucheron et cie depuis quelques années; le plus beau spécimen de cette idéologie étant le bien nommé Pascal Blanchard, spécialiste de la colonisation française, ou pour mieux dire spécialiste acharné des méfaits et des crimes de la colonisation française ! Un type qui lutte soi disant contre la "haine" (blanche évidemment) mais qui n'en finit pas de la répandre à longueur d'articles et d'interventions, en justifiant d'une certaine façon que les peuples victimes de l'oppression coloniale occidentale veuillent et puissent à présent "prendre leur revanche" ! - Mais revanche sur qui ? Les quelques milliers de personnes qui ont profité de cette oppression coloniale sont mortes depuis longtemps; et si elles en ont profité, comme dirait Voltaire (qui en faisait partie), c'est que les populations victimes étaient assez lâches et stupides (toujours selon Voltaire !) pour se laisser faire. Je dis à mon collègue, sur un mode plus modéré, que l'esclavage n'a pas été inventé par les blancs occidentaux, que les peuples africains l'ont pratiqué et organisé bien avant la colonisation (voir les travaux de l'historien O. Pétré-Grenouilleau ou le livre de David Graeber sur l'histoire de la dette). Et que je n'approuve pas vraiment cette idée ou cette thèse un peu folle (foutaise !) du basculement du monde, qui, soit dit en passant, est également brandie par certains idéologues qualifiés de nationalistes, de réactionnaires, voire de racistes, bref tous ceux que mon collègue déteste. D'où cette question: comment pouvez-vous, cher collègue, si brillant collègue, agrégé et docteur, défendre une thèse également défendue par des gens que vous prétendez combattre ? Vous avez tout l'été pour y réfléchir.
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