Hybride
Oui, hybride, c'est le mot qui me vient à l'esprit pour résumer les dernières nouvelles de la dernière semaine: d'abord le semi-confinement qui nous oblige à rester chez nous tout en continuant d'aller au travail; ensuite l'enseignement en mode semi-présentiel, les classes étant divisées en groupes qui alternent leur présence au lycée; enfin, l'élection présidentielle aux Etats-Unis, marquée par un système électoral "hybride"*, qui cette année s'est révélé quelque peu poussif, puisqu'il a fallu attendre trois jours de "dépouillement" et de comptage pour connaître le résultat, semble t-il définitif: la victoire du "ticket" démocrate Biden-Harris, qui lui aussi est une association un peu hybride entre un vieux mâle blanc d'origine catholique et franco-irlandaise et une jeune femme métis (56 ans !) de mère indienne et de père venu de la Jamaïque.
*: combinaison de "distanciel" informatisé (vote par correspondance) et de "présentiel" manuel (bulletins de vote à remplir à la main); cette formule hybride n'est manifestement pas encore au point; Emmanuel Todd y verra une preuve supplémentaire de la "décomposition" du système démocratique américain...
Tous les bons démocrates se félicitent de cette victoire qui devra permettre un "retour à la normale" dans les relations internationales; les dirigeants occidentaux de l'union européenne se sont empressés de féliciter Biden et Harris, tandis que Poutine et Xi Jinping se sont montrés plus réservés et disent attendre la véritable officialisation (donnée par la Cour Suprême des Etats-Unis) des résultats. Mon collègue d'histoire, socialo-démocrate mondialiste, est sur le point de s'évanouir quand je lui dis que le bilan de la politique économique et sociale de Trump n'est pas si mauvais que cela (j'aime bien le taquiner), et qu'il aurait même été bon voire très bon sans la crise du coronavirus. Et comme je suis grand seigneur je lui envoie un article du journal économique La Tribune qui récapitule de façon très objective (disons, avec beaucoup de chiffres) ce bilan. Il me répond assez sèchement et invoque l'histoire: que Trump lui fait penser aux dirigeants populistes des années 30 (Mussolini ?) et à leur incompétence économique (il me cite Hoover cette fois), tandis que les "bons démocrates", et bien sûr il pense à Roosevelt, doué d'une "grande hauteur de vue", ont su répondre aux difficultés de leur pays; "par la guerre ?" lui ai-je répondu. Il n'a pas daigné me relancer.
Si on regarde les interventions militaires des Etats-Unis au XXe siècle, elles ont très souvent été décidées par des "gouvernements" démocrates (Wilson en 1917, Roosevelt en 1941, Truman en 50 contre la Corée du nord, puis Kennedy-Johnson au début des années 60 contre le Vietnam communiste); on me répondra que les raisons étaient "hautes", "nobles", "supérieures"... Bien sûr, bien sûr. Les "gouvernements" républicains (sauf ceux des Bush père et fils) ont souvent été plus "isolationnistes" et ont favorisé certains retraits de la puissance américaine à l'étranger. Trump n'a engagé aucune intervention militaire (à la différence d'Obama et de son vice-président Biden qui en 8 ans à la Maison Blanche ont accru le budget militaire de 130% et ont fait larguer plus de 25 000 bombes sur le Moyen-Orient...). Quelle est la meilleure politique ? Pour les peuples et pour les citoyens, surtout pour les jeunes gens aptes à la guerre, la meilleure politique est de garantir la paix, et c'est le rôle des dirigeants et de tous les appareils diplomatiques d'oeuvrer dans ce sens. Ce fut la politique des "gouvernements" républicains de Eisenhower au cours des années 50 et de Nixon au début des années 70; mais ce fut aussi la politique des "bons sentiments" du "gouvernement" (ou Administration, comme on dit aux Etats-Unis) démocrate de Jimmy Carter. De nombreux documents aujourd'hui disponibles permettent de dire que les interventions militaires "modernes" sont presque toujours provoquées par des pressions de type "intimidant" (menaces, chantages) exercées sur les dirigeants; mais exercées par qui ? Eisenhower a clairement répondu dans ses Mémoires: exercées par le lobby militaro-industriel. Et c'est sans doute toujours vrai aujourd'hui, mais d'autres "lobbies" se sont développés et "émancipés" depuis les années 50-60: le lobby des grandes entreprises de la mondialisation et du commerce en ligne (les GAFAM), le lobby pharmaco-chimique (Pfizer*), le lobby des ONG "écologistes" ou "environnementalistes" (mais aux Etats-Unis, l'écologie est un business comme un autre !) et différents lobbies de type "diplomatique" plus ou moins affiliés à certaines puissances (Russie, Chine, Israël, etc.).
*: multinationale pharmaco-chimique qui vient de sortir au lendemain de la victoire annoncée de Biden un vaccin anti-covid; simple coïncidence bien sûr.
Tout cela pour dire que la politique d'un pays, et d'une grande puissance à plus forte raison, ne dépend guère de son peuple, une fois passée l'élection; les intérêts et les "idées" des "élites" prennent le dessus; l'intellectuel Christopher Lasch (1) a essayé de montrer que ces élites affichent le plus grand mépris voire un certain cynisme pour les citoyens-consommateurs, accessoirement électeurs, qui finissent tout de même par s'en rendre compte ! Cette hostilité réciproque est appelée "populisme". Mais il ne s'agit pas d'un combat frontal ou direct; c'est plutôt une sorte de "guerre civile larvée" constituée de forces peu courageuses et qui n'ont même pas toujours le courage de leurs opinions; par ailleurs, les peuples sont de plus en plus hétérogènes, et les "classes moyennes" elles-mêmes, qui longtemps ont été la force paisible des démocraties, sont en train de perdre patience et leur optimisme à l'égard des "valeurs" et des "progrès" que veulent afficher et promettre les élites qui dirigent leur pays. Quant aux élites, elles-mêmes en voie de divisions internes par le simple fait de leurs rivalités pour obtenir de bons postes, elles n'y croient plus non plus, et comme beaucoup d'auteurs l'ont montré avant ou avec Christopher Lasch (l'historien français François Furet par exemple dans son excellent ouvrage, Le Passé d'une illusion), les élites se croient toujours fortes de ne croire en rien (nihilisme intellectuel et arrogance technocratique) et manifestent bien plus d'ardeur à "déconstruire" et à mépriser le travail de leurs ancêtres qu'à s'en servir avec humilité; ce mépris de la "transmission" et de l'héritage inspire beaucoup les actuels partisans, parfois fanatiques (2), du mouvement "terra nova", disons la "nouvelle gauche", qui rêvent de tout changer, de tout remplacer, de tout raser, et surtout d'être eux-mêmes les despotes intraitables de cette "révolution".
Mais ce genre de révolution, toute théorique, devient rarement une réalité (cela peut arriver quand même); des forces de résistance (ou de résilience, pour parler comme le président Macron) s'y opposent, des forces conservatrices, venues du fond des âges, comme dirait de Gaulle, et attachées en tout cas à certaines traditions et à certains savoirs-faire manuels et techniques. Sans doute, mais je ne l'ai pas lu, est-ce le point de vue d'un autre intellectuel américain, Matthew Crawford, dans son Eloge du carburateur (3); à rebours de la nouvelle "économie du savoir", via les ordinateurs, il préconise l'exercice d'une intelligence aux prises avec le réel. Et le réel, en l'occurrence, c'est de voir assez vite si ça marche ou pas; si le moteur fonctionne ou pas; rien de tel avec l'économie du savoir, les cours à distance par exemple, où l'on ne sait pas très bien ce qui est lu, compris, acquis, et même, ajoute Crawford, où tout le monde s'en fout ! Par conséquent, en notre époque de moteurs hybrides et d'une technologie tellement "innovante" qu'elle ne peut pas être réparée, et qu'elle ne doit pas l'être, l'Eloge du carburateur pourrait apparaître comme un essai un peu nostalgique d'une certaine tradition mécanique et technique; Crawford deviendrait-il donc suspect de complicité avec la pensée "réactionnaire" ? Voire sur le point d'être classé lui-même comme "populiste"? Mais non. Il a anticipé l'anathème, et déclaré sur France-Culture qu'il n'avait pas voté Trump en 2016, mais qu'il n'avait pas voté Clinton non plus... Bref, il est lui aussi un peu hybride, sur le coup.
(1): Christopher Lasch, La révolte des élites et la trahison de la démocratie, 1995, puis 1996 pour la traduction française, Editions Climats, et collection de poche Champs-essais, Flammarion, 2007.
(2): Je pense au sociologue français G. de Lagasnerie, véritable petit dictateur intellectuel, hystériquement allergique à la "droite".
(3): Eloge du carburateur, essai sur le sens et la valeur du travail, 2009, puis en français, 2010, éditions La Découverte.
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