En attendant le Déluge

En attendant le Déluge

Interventions 2020

 

 

 

     J'ai parcouru le recueil de textes de M. Houellebecq édité par Flammarion, intitulé Interventions 2020 (1). La moitié des textes avait déjà été publiée dans le précédent volume des Interventions, en 2009. Disons que Houellebecq est un écrivain très vendeur dont les opinions défraient la chronique ; après avoir été porté au cours de la décennie 1990 par la presse culturelle de gauche, le magazine Les Inrocks notamment, la revue Art Press, ou celle des Lettres françaises, il est ou il serait devenu un « réactionnaire », un pourfendeur de la « bien pensance », voire un partisan du « frexit », un « souverainiste », ou encore, très récemment, un adversaire de la légalisation de l'euthanasie. Mais romancier avant tout, et selon lui poète, Houellebecq n'est pas, n'est plus et ne veut pas être un intellectuel ; il laisse ce travail à d'autres, considérant qu'il n'en a ni la force ni le « profil ».

 

(1) : Interventions 2020, Flammarion, 2020, 450 pages

 

 

    Physiquement très enlaidi et sans doute aussi très affaibli depuis une dizaine d'années, Houellebecq ne passe presque plus à la télé ou à la radio ; il accorde de rares entretiens et communique par courriels ; l'actualité brûlante le laisse plutôt froid, la crise du coronavirus ne lui inspire aucune réflexion spéciale sinon celle-ci : « nous ne nous réveillerons pas, après le confinement, dans un nouveau monde ; ce sera le même, en un peu pire. » - Grand lecteur de science-fiction, de littérature fantastique et de dystopies (comme on dit maintenant), Houellebecq déplore l'emprise ou la domination technologique et informatique qui aujourd'hui engloutit les esprits et les âmes ; partisan de Pascal il regrette le refroidissement général de la foi au contact de la raison ; l'être humain, dit-il, est avant tout un être de chair et d'émotion. Il regrette l'embourgeoisement de la religion chrétienne occidentale qui a perdu le sens de la ferveur populaire, le sens du « sacré » et du « mystère » ; Houellebecq n'aime pas le style baroque des églises surchargées de décorations dorées, il leur préfère les églises romanes dont la simplicité silencieuse appelle à l'émotion spirituelle. L'émotion, même incertaine et aléatoire, même un peu tirée par les cheveux quelquefois, est toujours préférable au « doute » et au raisonnement de type cartésien qui veut tout expliquer (le doute méthodique peut fort bien déboucher sur des affirmations péremptoires: le cogito n'en est-il pas déjà une ?) Hélas, selon Houellebecq, notre monde technique est devenu un monstre froid, et la logique rationnelle tend à réduire à néant le hasard du relationnel. Les relations humaines et sociales modernes sont en tout cas très limitées.

 

    Les romans de Houellebecq démontrent à l'envi cette réduction des possibilités, qui est la conséquence de l'extension du domaine de la lutte sociale ; nous vivons une époque de « l'entre-soi » où les individus se retrouvent en petits-groupes d'opinions et d'intérêts ; autrefois, comme dans les films de Claude Sautet (années 1970), des conversations étaient encore possibles au bistrot entre les employés et les employeurs ; les footballeurs professionnels de Saint-Etienne pouvaient croiser leurs supporters dans la rue et discuter avec eux ; mon frère aîné, jeune ingénieur chez Peugeot, habitait sur le même palier que Luketin, joueur professionnel du FC Sochaux, qui certes ne parlait pas bien français mais lui avait dédicacé une photo, qui me fut ensuite remise pour mon dixième anniversaire. Les romans de Houellebecq montrent donc aussi le « grand retournement » des années 1980-1990 : comment les idéaux sociaux et culturels du gauchisme soixante-huitard ont été retournés et détournés par les socialistes et les libéraux, qui peu à peu ont fait cause commune et mené la même politique (périodes des cohabitations). Ayant constaté et mis en scène ce retournement-détournement (cette trahison diront certains) du gauchisme au profit du mondialisme (à travers l'exemple du tourisme), Houellebecq a évidemment « vu juste », et c'est ainsi que s'explique son immense succès à travers le monde occidental (traduit en une quarantaine de langues). Il a surtout séduit le public allemand, le plus touché et le plus « retourné » des peuples européens en faveur, ou disons plutôt au profit de la logique mondialiste.

 

  Cette « séduction » fonctionne aussi parce que le public en question consent et adhère à cette logique ; les romans de Houellebecq ne sont pas lus par un prolétariat ou un sous-prolétariat, autochtone ou immigré ; leur public est de type bourgeois, classe moyenne, fonctionnaire ou cadre ; ce sont des romans d'une certaine culture « imprégnée » et d'une certaine ironie intellectuelle, qui demande une certaine habitude de lecture ; plus encore, et malgré le pessimisme (artificiel) qui s'en dégage, ce sont des romans « confortables », divertissants, qui sans doute abordent des questions sociales et morales difficiles voire inextricables, mais ne font que les aborder et les esquivent ou les escamotent. Pour certains lecteurs disons « exigeants », plutôt des profs d'ailleurs, ce sont des romans décevants, qui relèvent davantage de la farce que de la sincérité (analyse, introspection); dans le monde du retournement-détournement décrit par Houellebecq, les personnages sont davantage à l'affût de mensonges et de subterfuges qu'en quête de vérité ou de réflexion sur eux-mêmes.

 

   Dans un texte écrit en 1992, « Approches du désarroi », et plusieurs fois republié (il se trouve de nouveau dans le présent volume), Houellebecq dresse le tableau social et culturel de son époque ; j'en donne quelques extraits, qui peuvent éclairer la notion de « farce » évoquée au-dessus :

 

 

 

  • « Traversant par hasard un lieu où sont exposées des pièces de peinture ou de sculpture contemporaines, le passant moyen s'arrêtera devant les œuvres présentées, fût-ce pour s'en moquer. Son attitude oscillera entre l'amusement ironique et le ricanement pur et simple ; dans tous les cas, il sera sensible à une certaine dimension de dérision ; l'insignifiance même de ce qui lui est présenté sera pour lui un gage rassurant d'innocuité ; il aura certes perdu du temps, mais de manière, au fond, pas si désagréable. »

  • « Ainsi, le contenu de ces immenses panneaux qui bordent les parcours autoroutiers a fait l'objet d'une étude préalable fouillée. De nombreux sondages ont été réalisés afin d'éviter de choquer telle ou telle catégorie d'usagers ; des psycho-sociologues ont été consultés, ainsi que des spécialistes de la sécurité routière ; tout cela pour aboutir à des indications du style : « Auxerre », ou : « Les Lacs ».

  • « La logique du supermarché induit nécessairement un éparpillement des désirs ; l'homme du supermarché ne peut organiquement être l'homme d'une seule volonté, d'un seul désir. D'où une certaine dépression du vouloir chez l'homme contemporain : non que les individus désirent moins, ils désirent au contraire de plus en plus ; mais leurs désirs ont acquis quelque chose d'un peu criard et piaillant : sans être de purs simulacres, ils sont pour une large part le produit de déterminations externes- nous dirons publicitaires au sens large. Rien en eux n'évoque cette force organique et totale, tournée avec obstination vers son accomplissement, que suggère le mot de « volonté ». D'où un certain manque de personnalité, perceptible chez chacun. »

  • « L'introduction massive dans les représentations de références, de dérision, de second degré, d'humour, a rapidement miné l'activité artistique et philosophique en la transformant en rhétorique généralisée. Tout art, comme toute science, est un moyen de communication entre les hommes. Il est évident que l'efficacité et l'intensité de la communication diminuent et tendent à s'annuler dès l'instant qu'un doute s'installe sur la véracité de ce qui est dit, sur la sincérité de ce qui est exprimé (imagine t-on, par exemple, une science au second degré?). L'effritement tendanciel de la créativité dans les arts n'est ainsi qu'une autre face de l'impossibilité toute contemporaine de la conversation. Tout se passe en effet dans la conversation courante comme si l'expression directe d'un sentiment, d'une émotion, d'une idée, était devenue impossible, parce que trop vulgaire. Tout doit passer par le filtre déformant de l'humour, humour qui finit bien entendu par tourner à vide, et par se muer en mutité tragique. »

  • « Minés par la lâche hantise du « politically correct », éberlués par un flot de pseudo-informations qui leur donnent l'illusion d'une modification permanente des catégories de l'existence (on ne peut plus penser ce qui était pensé il y a dix, cent ou mille ans), les Occidentaux contemporains ne parviennent plus à satisfaire cette humble demande d'un livre posé devant eux : être simplement des êtres humains, pensant et ressentant par eux-mêmes. »

  • « Niant toute notion d'éternité, se définissant elle-même comme processus de renouvellement permanent, la publicité vise à vaporiser le sujet pour le transformer en fantôme obéissant du devenir... La publicité échoue, les dépressions se multiplient, le désarroi s'accentue ; la publicité continue cependant à bâtir les infrastructures de réception de ses messages. Elle continue à perfectionner des moyens de déplacement pour des êtres qui n'ont nulle part où aller, parce qu'ils ne sont nulle part chez eux ; à développer des moyens de communication pour des êtres qui n'ont plus rien à dire ; à faciliter les possibilités d'interaction entre des êtres qui n'ont plus envie d'entrer en relation avec quiconque. »

  • « … une société ayant atteint un palier de surchauffe n'implose pas nécessairement, mais elle s'avère incapable de produire une signification, toute son énergie étant monopolisée par la description informative de ses variations aléatoires. Chaque individu est cependant en mesure de produire en lui-même une sorte de révolution froide, en se plaçant pour un instant en dehors du flux informatif-publicitaire. C'est très facile à faire ; il n'a même jamais été aussi simple qu'aujourd'hui de se placer, par rapport au monde, dans une position esthétique : il suffit de faire un pas de côté. Et ce pas, lui-même, en dernière instance, est inutile... » (2)

 

(2) : page 21 à 44.

 

 

 

   Un peu tiré par les cheveux quand même (à cette époque Houellebecq en avait encore sur la tête) ; et pour tout dire, un peu farce, malgré le sérieux ampoulé de la prose ou à cause de lui. Le Houellebecq « intello » n'est pas son meilleur rôle en effet ; il est un peu plus convaincant en romancier mi-loufoque mi-dandy ; mais c'est un rôle d'équilibriste où le risque de la chute, et non seulement la sienne propre, mais celle du monde qu'il décrit, n'est pas à écarter.

 



17/03/2021
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