A la diète
Je pense avoir un peu trop bu jeudi soir et je l'ai payé ensuite ; vendredi à la diète par conséquent ; ma grand-mère paternelle, Augustine, conseillait de boire de l'eau sucrée ; j'ai suivi ce conseil. Victorine de son côté est partie à Paris. Vers trois heures, un peu rétabli, j'ai tout doucement fait une petite marche autour de mon quartier : de nouvelles constructions, des rénovations, quelques promeneurs. Dans l'ensemble ce n'est pas un quartier trop moche ; c'est même mieux qu'il y a treize ans quand j'y suis arrivé.
Ouest-France publie les résultats du recensement : avec 105 500 habitants, Caen voit sa population diminuer depuis une bonne vingtaine d'années ; tandis que la "périphérie urbaine" dans un rayon de 20-30 km enregistre des augmentations; mais c'est inégal et très modéré dans l'ensemble. La Normandie reste une région stable (point de vue positif) ou stagnante (point de vue négatif). Les espaces ruraux dépeuplés occupent l'essentiel de son territoire (surtout l'Orne). Caen et Rouen sont les deux capitales régionales, mais c'est Le Havre avec 170 000 habitants la ville la plus peuplée.
L'ensemble national des résultats est disponible sur internet ; je propose ci-dessous une carte des densités : les 65 millions d'habitants sont très inégalement répartis ; le développement économique « moderne » du pays, surtout depuis les années 1950, a favorisé la concentration urbaine ; et spécialement dans les grandes villes (métropoles) de plus de 200 000 habitants (le double voire le triple avec l'agglomération). Les campagnes et les petites villes se sont vidées (sauf dans quelques endroits). Pour beaucoup de gens, elles sont synonymes d'ennui, d'isolement, de tristesse ; et surtout d'un manque d'emplois et de services. L'Etat porte une certaine responsabilité dans cette désaffection ; on se demande où sont passés les milliards de la politique dite d'aménagement du territoire, si le résultat en est aujourd'hui l'abandon de milliers de villages et de petites villes... Mais il paraît que le monde rural retrouve un peu de dynamisme depuis les années 2000 ; des retraités et des écolos-bobos las des métropoles viennent y habiter. La littérature s'y intéresse, souvent d'ailleurs pour en dresser un tableau apocalyptique (1).
(1) : L'historien Jean-Pierre Rioux cite les auteurs et titres suivants : La Louve de Paul-Henry Bizon, Les Dessaisis de Gérard Desportes, A propos des vaches de Benoît Duteurtre, Pays perdu de Pierre Jourde, Des grives aux loups de Claude Michelet, Un camp retranché en France de Jean-Pierre Otte, Le village évanoui de Bernard Quiriny, Poétique du village de Martin de la Soudière ; quelques polars enfin : Là où vivent les loups de Laurent Guillaume, Rural noir de Benoît Minville, Grossir le ciel de Franck Bouysse. Et d'autres encore... Je renvoie au livre de Jean-Pierre Rioux, Nos villages. Au cœur de l'histoire des Français, Tallandier, 2019, chap. V, pp. 279-313.
Prenons l'exemple d'une petite ville, Avranches, sous-préfecture de La Manche, environ 10 000 habitants. Elle est « bien située » quand on regarde une carte : sur l'axe A.84 à mi-chemin entre Caen et Rennes ; et tout près du Mont-Saint-Michel, qu'on peut apercevoir ici et là (quand le temps est clair); cela dit, il faut bien connaître les panoramas, car la ville, au premier abord, peut sembler enfermée voire ténébreuse ; maisons hautes en pierre grise qui ne laissent guère passer la lumière du soleil. Victorine connaît mieux que moi cette petite ville ; c'était sinistre dans les années 80-90, me dit-elle, il n'y avait que des vieux, et le maire (de droite !) ne faisait rien ou pas grand chose pour attirer les jeunes. Depuis quelques années, il y a du mieux, s'est développée une bonne zone d'emplois autour d'Avranches, et la population a un peu progressé ; l'A.84 joue un rôle important pour attirer des entreprises ; ici l'automobile et le camion sont indispensables ; car le train est devenu résiduel (et plus lent que la voiture). Nous restons deux heures à Avranches en ce jeudi 31 décembre ; le temps de faire un tour, d'entrer dans la Basilique Saint-Gervais, de passer par le rond-point du char Patton, de trouver à manger puis un petit espace pour s'asseoir (près du scriptorial) ; Victorine se souvient du « vide culturel » de cette ville dans les années 80-90 (même pas de théâtre !) ; il doit bien y avoir un petit festival aujourd'hui ; sur wikipedia, que je consulte furtivement, le patrimoine religieux (cathédrale Saint-André, basilique Saint-Gervais, église Saint-Saturnin, église Notre-Dame-des-Champs) est en effet plus imposant que le patrimoine « profane » (en dehors du char Patton !) ; pour les cyclistes enfin, c'est une ville intéressante, avec sa petite montée et ses nombreuses routes vers les campagnes voisines plus ou moins vallonnées (vers Mortain, vers Fougères). Mais bon. Pas assez d'arguments quand même pour qu'on y vienne vivre tous les deux.
Retour à Caen. Je regarde le film de Jean Yanne, Deux heures moins le quart avant Jésus-Christ. Un navet selon la critique à sa sortie en 1982. Pas si mal que cela en vérité. De très bons acteurs : Serrault, Coluche, André Pousse, Darry Cowl, Paul Préboist, Michel Auclair, Mimi Coutelier, Daniel Emilfork, etc. Un genre parodique assumé ; des décors et des costumes très réussis ; quelques bonnes répliques (la scène de Paul Préboist avec le lion); des références historiques plus ou moins subtiles. Bref, ça se tient, et ce n'est pas du tout « consternant » (sauf pour Télérama sans doute). En tout cas j'ai passé un moment très divertissant pour finir ma journée de diète.
L'appétit revient au réveil du samedi ; il faut donc faire des courses. J'en profite au passage pour aller chez le coiffeur « me rafraîchir les douilles » comme dirait Gainsbourg. Je suis le premier client de l'année ! Et le seul pour l'instant. Les deux coiffeuses s'affairent autour de ma tête, l'une d'elles me montre des photos de son portable, elle veut acheter un nouvel instrument pour boucler les cheveux ; je dois donner mon avis ? L'autre, celle qui me coiffe vraiment, me raconte qu'elle a réveillonné avec son mari, et que c'était très bien ; d'habitude elle va chez son frère avec d'autres amis, mais cette fois, non. Le masque ne la gêne pas tellement, « c'est même très bien ! » rajoute l'autre, « car on évite les virus habituels, et c'est la première année depuis longtemps que je n'ai pas eu de bronchite ! ». Oui, mais l'année ne fait que commencer.
Je rentre à la maison avec mes provisions, et mon chapeau, il va pleuvoir de toute façon. Il pleut souvent ici et les terrains sont lourds, gras, imbibés. Même si l'appétit est revenu je reste encore à l'eau. Dans le genre frugal voire ascète, je lis depuis quelques jours En canot sur les chemins d'eau du roi de Jean Raspail (2); c'est le récit d'une aventure menée en 1949 par quatre jeunes hommes, type scout, qui vont de Québec à La Nouvelle-Orléans par les cours d'eau et les lacs. Très impressionnant et souvent très intéressant. Un goût de l'effort, du risque, de l'aventure, et un dépassement de soi qu'on ne rencontre plus guère ici de nos jours. Un récit d'une autre époque, assurément. Avec ma petite diète de rien du tout, je peux aller me rhabiller. Pour l'hiver.
(2) : Albin Michel, 2005. Jean Raspail, écrivain de droite, voire de l'ultra-droite (royaliste), a écrit ce livre 56 ans après son aventure en canot réalisée avec trois compagnons. « Les chemins d'eau du roi » désigne l'époque (XVIIe-XVIIIe) où l'Amérique du Nord fut en partie colonisée par des Français ; avant que les Anglais ne s'emparent de la presque totalité des terres exploitées ; sur ce sujet voir aussi le livre de Gilles Havard et de Cécile Vidal, Histoire de l'Amérique française, Flammarion, 2003. J'en parlerai dans ma prochaine chronique.
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