La bataille de l'information
Rien n'est très clair dans cette affaire du Capitole ; quel pouvait bien être le but de ces manifestants « pro-Trump » qui sont entrés par effraction dans l'enceinte du bâtiment suprême de la démocratie ? Qu'espéraient-ils ? Discuter avec les sénateurs et les représentants ? Vérifier des documents ? Contester les résultats ? Prendre le pouvoir ? En tout cas, ils ont osé. Et le moins qu'on puisse dire, c'est qu'ils ont échoué. Une dizaine de morts tout de même. A ce propos on peut s'interroger sur l'action policière: d'abord très lente, très molle, permettant aux manifestants d'entrer dans le Capitole, puis très vigoureuse et expéditive une fois à l'intérieur de celui-ci. On a dit que les tweets "rageurs" de Donald Trump avaient appelé à l'action voire à la violence. Là aussi, c'est à vérifier et sans doute à nuancer. Toujours est-il que pour lui cette affaire du Capitole se transforme en Roche tarpéienne; le voilà sur le point d'être jeté dehors comme un factieux romain !
Evénement étonnant qu'il faut bien essayer d'expliquer :
a) D'abord une vague explication globale de type « méta-politique » qui consiste à dire que le « système » démocratique américain est très mal en point, qu'il est en phase de décomposition ou de « nécrose », bref, « ça pue » comme nous le répètent les gauchistes parfumés à l'eau-de-rose. Critère hygiéniste sous-entendu, voir c).
b) Ensuite, une explication un peu plus précise, quoi qu'encore bien vague, selon laquelle les quatre années de Trump auraient contribué à « semer la pagaille » dans un système démocratique déjà fort complexe par tous ses niveaux d'intervention et de décision (système fédéral à la fois très centralisé et très décentralisé, ce qui ne va pas sans causer des tensions); certes, mais quel rapport direct avec l'assaut du Capitole ?
c) Enfin, et surtout, une explication « moralisante » ou « bien-pensante », reprise par presque tous les médias « traditionnels », et qui nous apprend, en gros, que les manifestants pro-Trump sont d'épouvantables gros cons (existe aussi en version féminine), des abrutis dangereux et violents, voire des psychopathes crasseux (les arguments de type hygiéniste sont très à la mode depuis quelques mois) ; et du reste, Trump lui-même relève sans doute de la psychiatrie (dans la série « ces malades qui nous gouvernent » son cas n'aurait donc rien de très surprenant, puisqu'il est démontré que le pouvoir corrompt et permet aux gens déjà atteints de mégalomanie d'aggraver leur comportement...).
Evidemment, avec internet, il faut tenir compte aussi des explications de type complotiste: et là, on s'y perd un peu : pour résumer quand même, disons que l'affaire du Capitole serait un coup monté (opération « false flag ») visant à entraîner la procédure de destitution de Trump ; le comportement de la police est fort suspect (comme d'habitude dans les théories du complot) ; des manifestants déguisés (de façon grotesque) en partisans de Trump mais en vérité des agents du « pouvoir profond » auraient participé à l'assaut du Capitole... Le deep state, obsession du complotisme : cela désigne la CIA, peut-être le FBI, et surtout certaines officines et milices payées et soudoyées par les grandes firmes (Big Pharma, GAFAM...), sans oublier le lobby militaro-industriel lui aussi toujours très actif dans le choix des candidats à la présidence. Bref, la Maison Blanche est entourée de forces obscures et opaques. Enfin, argument ultime des complotistes les plus avertis: Trump lui-même serait dans le coup, et avec un coup d'avance ! Pourquoi ? Comment ? Eh bien, vous le saurez au prochain épisode ! Une chose en tout cas ressort plus clairement à l'heure actuelle: les anti-Trump, très majoritaires sur la toile (notamment en France) exposent leur indignation presque ravie : les complotistes se confondent et sont confondus, Trump les a totalement dupés.
Une autre explication, enfin, un peu complotiste elle aussi, mais d'une conceptualisation plus solide, mérite un minimum d'attention ; à travers Trump se joue une grande bataille d'information et de communication.
Rappelons-en d'abord les étapes :
a) Jusqu'aux années 2010, les grands médias « classiques », journaux, télés, radios, ont largement dominé cette bataille en en contrôlant les règles, démocratiques si l'on veut, et en en fixant les limites, avec l'appui des partis politiques et des autorités publiques. Dans beaucoup de pays, comme en France, cette bataille très encadrée et très policée s'est avérée cela dit de plus en plus ennuyeuse et inintéressante ; un « bla-bla » politiquement correct et sans rapport avec la réalité (sociale, démographique, culturelle) du pays.
b) Puis, avec la démocratisation d'internet (années 2005-2015), les opinions publiques ont découvert de nouveaux espaces et de nouvelles sources d'information (ou de désinformation); parfois « des mines d'or » de renseignements, et pour l'internaute l'impression d'un eldorado de savoir ; une sorte de révélation (une apocalypse cognitive pour emprunter à contre-sens le titre d'un essai actuel qui s'alarme des réseaux complotistes). Les médias classiques (le service public français par exemple) ont été un peu surpris, dans un premier temps, mais sans s'inquiéter outre mesure de cette démocratisation horizontale de l'information, qui ne remettait pas en cause les verticalités institutionnelles du journalisme. Dont les sommets sont intouchables.
Aux Etats-Unis le phénomène des nouveaux espaces d'information et de communication a pris une ampleur déconcertante avec des facilités techniques et commerciales plus grandes qu'en France. Les Américains ont une conception très libérale et décomplexée de la culture (ou de l'inculture diront certains). L'équipe de campagne d'Obama a su utiliser à son profit en 2008 ces nouveaux espaces de communication où le slogan importe plus que l'idée, voire la supprime.
c) Mais, par la suite, à partir des années 2010, le phénomène d'information sur internet est devenu incontrôlable par les grands partis et par les autorités publiques ; tous les sociologues des médias le disent, ce phénomène a fait le jeu des opinions extrémistes, contestataires, « underground » et complotistes, contribuant à semer le trouble et la discorde dans l'opinion publique ; on a même évoqué des manipulations informatiques (lors de l'élection de Trump ou lors du Brexit, mais aussi en faveur des "bons démocrates"). Sur internet, on assiste au défoulement du « refoulé », nous disent les psychologues, qui posent un regard navré sur le comportement navrant des populistes de l'écran.
Trump est donc arrivé dans ce contexte de dépression idéologique, et il a su capter l'ambiance déjantée des nouveaux espaces d'info-com. Milliardaire, il a regonflé le moral de millions de travailleurs pauvres et de petits propriétaires vaguement inquiets du déclin de leur pays. Il a fustigé les médias classiques, traditionnels, bien-pensants, artificiels, les accusant de ne promouvoir qu'un seul et même discours, celui des élites et de l'establishment des métropoles. Un discours de privilégiés qui use et abuse d'arguments soi-disant progressistes, voire d'un chantage aux « générations futures ». Résumons la chose: les Démocrates pensent à l'avenir de la Planète, tandis que les Républicains-Conservateurs ruminent le passé de leur pays. Et comme dirait Flaubert, "l'avenir nous tourmente, le passé nous retient, et c'est pour ça que le présent nous échappe."
La France, elle, s'est plus timidement engagée dans ce phénomène de radicalisation idéologique; les médias classiques et les partis politiques traditionnels, sans oublier l'Education nationale qui joue un certain rôle dans la jeune opinion publique, se sont mobilisés pour surveiller le niveau de « défoulement » extrémiste sur internet, tout en valorisant un discours centriste et centralisateur; des lois permettent de sanctionner les propos « dissidents » qui « incitent à la haine » (notion à géométrie variable selon les parties en présence). En vérité, le peuple français est plus docile que beaucoup d'autres, et plus facile à surveiller en raison de la petitesse du territoire, si l'on compare avec celui des Etats-Unis, en raison aussi de la forte emprise administrative de l'Etat ; disons qu'il y a en France un état d'esprit fonctionnaire qui fait obstacle à l'état d'esprit « factionnaire » qui peut se rencontrer ailleurs...
La bataille de l'information et de la communication s'est accentuée au cours des cinq dernières années, nous disent les théoriciens ; face aux différents populismes qui prolifèrent sur internet et parviennent parfois à se manifester dans la rue (Gilets jaunes), voire à faire élire un leader démagogique ou charismatique (selon les points de vue), les médias et les partis politiques traditionnels resserrent les rangs, et définissent des thèmes communs d'information et de communication: le réchauffement climatique, l'union européenne, les échanges culturels, le tourisme, les droits de l'homme et de l'environnement, les migrations, les minorités sexuelles, les violences conjugales, les violences policières, etc. Ces thèmes permettent aussi de dénoncer la Chine communiste, la politique de Poutine et celle d'Orban à un degré moindre. La bataille de l'information est donc un peu la poursuite de la guerre froide : une opposition idéologique entre le système des démocraties libérales et le système des démocraties populaires.
Méfions-nous cependant de ces vastes désignations qui renferment des luttes intestines impénétrables et inexpugnables. La bataille de l'information fait jouer sans doute de grandes stratégies politiques, mais elle repose avant tout sur le goût belliqueux, belliciste, agressif et méchant d'une bonne partie de l'humanité.
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