La légende noire du Midi
Si j'en crois certains commentaires de la salle des profs, la minute de silence pour feu Jacques Chirac n'a guère été respectée; pas de devoir de mémoire, donc, pour celui qui en 1995 avait demandé aux Français de ne pas oublier, ni la page noire de la rafle du Vel d'Hiv' ni la page lumineuse de Bir Hakeim. Faisons un sondage, par exemple en salle des profs: qui a entendu parler de Bir Hakeim ? Un collègue de français natif de la Corrèze signale que la famille Chirac s'est dépêchée de fuir ver le Midi en juin 40, et que la mémoire corrézienne ne l'a pas oublié (1).
Le Midi, parlons-en; je viens de terminer un très bon petit livre d'histoire (2), rapide à lire, portant sur un événement aujourd'hui oublié de la Première guerre: l'affaire du XVe corps d'armée composé de soldats provençaux qui le 21 août 1914 bat en retraite sous le feu de l'artillerie allemande; l'état major et le gouvernement français cherchent des explications aux pertes énormes (27 000 morts le 22 août) et aux reculs de cette fin du mois d'août, trois semaines après le début de la guerre. L'affaire commence: le XVe corps méridional est accusé d'avoir manqué de courage et de détermination; les chefs ont bien commandé mais la troupe n'a pas été à la hauteur; un article du journal Le Matin du 24 août, écrit par le sénateur Gervais, met explicitement en cause le comportement des soldats provençaux.
(1): Ce collègue de gauche a évidemment refusé de respecter la minute de silence.
(2): Jean-Yves Le Naour, La légende noire des soldats du Midi, Vendémiaire Editions, 2013, 170 pages.
L'historien tente d'expliquer l'affaire; depuis longtemps, dès le XVIIe, le provincial et le Provençal en particulier représentent le type même de l'individu mal dégrossi dont se moquent le théâtre et la littérature de cour. Pour le philosophe des Lumières Montesquieu, le climat méridional n'est pas favorable au courage et au sang-froid, mais il anime plutôt les vices et le goût de la paresse. La Révolution n'inverse pas les préjugés, au contraire; le Midi cultive des attitudes extrémistes, passionnelles, tandis que Paris tente d'imposer un ordre bourgeois vertueux et réfléchi (tendance Robespierre). Les écrivains nationaux du XIXe, Hugo, Taine, Michelet, et d'autres, n'accordent pas davantage de qualités d'esprit et de comportement aux gens du Midi, qu'ils décrivent comme grossiers, violents, et parlant une langue bizarre. Avec Alphonse Daudet, enfin, le méridional Tartarin de Tarascon est une sorte de bouffon, un polichinelle national; le Midi ne fait plus peur, il fait rire.
Sous le divertissement, cependant, le fond de la question méridionale est de nouveau creusé avec les théoriciens terrassiers du racialisme et du racisme, Gobineau et Drumont, qui exercent une certaine influence sur d'autres théoriciens, comme Renan et Barrès. Que disent-ils ? Que le Midi de la France est moins "pur" et moins homogène que le Nord, qu'il a été peuplé de toutes sortes d'immigrés, des Latins, des Arabes, des Juifs, et que ce mélange "sémitique" se ressent dans les moeurs et les opinions des méridionaux; ils sont portés à l'exubérance, à l'instabilité, à la malhonnêteté, ils ont le goût des discours et de l'idéologie pour masquer la faiblesse de leurs valeurs morales. Avec l'annexion allemande de l'Alsace et d'une partie de la Moselle en 1871, des auteurs politiques (Barrès évidemment) et des élus du Nord dénoncent la méridionalisation du personnel ministériel et parlementaire, dont la figure de proue est alors Gambetta. C'est la République des hâbleurs et des démagogues, disent-ils, des calculs d'épiciers et des agioteurs de l'ombre, incapables d'avoir des idées claires sur le pays, et encore moins capables de concevoir des desseins géopolitiques. Ce sont donc des complotistes et des agitateurs de presse, responsables d'une ambiance de guerre civile.
De leur côté les habitants du Midi méditerranéen dénoncent une politique parisienne dominée par les industriels du Nord, notamment lorsqu'éclate en 1907 la crise de la surproduction et la chute des prix du vin languedocien; face aux manifestants de plus en plus nombreux, à Nîmes, à Montpellier, le gouvernement parisien de Clemenceau envoie la troupe. 5 morts et une trentaine de blessés. Les journaux du Nord se félicitent de la fermeté républicaine face à la menace d'un Midi séditieux et économiquement peu rentable, qui s'adonne aux chimères du socialisme au lieu de travailler de façon réaliste et préventive (en mettant de l'argent de côté comme le font les prudents paysans bretons !).
Quand éclate la Première guerre, les préjugés du Nord contre le Midi, et réciproquement, sont donc très actifs et très vifs; l'union sacrée des premiers jours d'août ne tiendra finalement pas longtemps; l'affaire du XVe corps d'armée le révèle amplement. Pour le modeste enseignant que je suis, souvent amené à parler de 14/18, c'est un aspect totalement occulté des manuels et des programmes. Par conséquent je m'efforcerai de réparer cette lacune.
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