La débâcle
C'est passé un peu inaperçu, mais c'est le printemps ! Il fait beau, les arbres bourgeonnent et fleurissent, les pelouses bien vertes et bien épaisses commencent à être tondues. Le confinement ne permet pas à tout le monde d'en profiter ni même de s'en apercevoir; pour les ruraux et les zones pavillonnaires, jardinage et petites promenades sans autorisation sont possibles, en restant à l'intérieur de sa propriété, qui dans le cas des agriculteurs peut être fort étendue... Mais pour les citadins d'appartements c'est tout autre chose; le confinement va devenir pénible, il l'est sans doute déjà dans beaucoup d'endroits, dont se gardent bien de parler les médias. A vrai dire je regarde peu les actualités télévisées; j'ai fait part dans mes précédentes chroniques des risques sociaux et politiques de cette crise sanitaire; on peut lire en tout cas sur internet des commentaires de plus en plus offensifs contre le confinement et contre le pouvoir qui l'a ordonné; les uns annoncent une crise économique terrible, un tsunami social, une guerre civile, un effondrement ! Tandis que d'autres accablent Macron et le gouvernement de toutes les critiques possibles: après avoir minimisé le virus (propos de l'ex-ministre Buzyn au mois de février), tardé à prendre des mesures (pas de contrôles aux frontières ni dans les aéroports), le pouvoir a opté pour un confinement strict en suivant les avis des "experts" sanitaires; mais beaucoup de médecins estiment que le confinement n'est pas encore assez strict, et qu'il faudrait fermer les grandes surfaces. Enfin, comme je l'ai supposé dans ma dernière chronique, les "penseurs" publics enragent déjà de certaines situations, Michel Onfray par exemple à propos des banlieues islamisées où le confinement n'est guère voire pas du tout appliqué (lire son "coup de gueule" sur Le Club de Médiapart).
Ici, dans la banlieue nord-ouest de Caen, ambiance fort paisible, on entend juste le bruit des tondeuses et de quelques coups de cisailles ou de marteau; je travaille à mes cours, par écrit, je prépare des exercices et des questions; après la frénésie informatique des premiers jours de confinement, les professeurs ont trouvé leur rythme de croisière; mon collègue philosophe, que j'aime bien, se réjouit même de cette situation favorable selon lui à l'écriture, du moins à des travaux écrits. Il apprécie également de n'avoir pas à noter les élèves; peut-être espère t-il une plus grande liberté créative et intellectuelle, un confinement propice au calme et au silence, de nature à développer une sorte d'intimité de réflexion; j'espère de mon côté que les élèves pourront lire un peu plus, à commencer par leur manuel.
Lecture pour moi aussi: je me suis lancé dans La Débâcle de Zola, roman paru en 1892, qui relate la guerre franco-prussienne et la défaite de 1870; c'est un tableau effrayant et très proche de la réalité; Zola s'est beaucoup documenté; cette guerre, peu enseignée, peu étudiée, est pourtant riche de leçons; les Prussiens-Allemands l'ont méthodiquement menée et préparée, en suivant les méthodes de Clausewitz: provoquer l'engagement maximal sur des points précis; ne pas se disperser en manoeuvres dilatoires; maintenir la cohésion et la discipline des troupes. Le roman de Zola insiste au contraire sur les incohérences et l'indiscipline de l'armée française, les erreurs et les hésitations du commandement, l'absence de plan général, et surtout la faiblesse des motivations et des "buts de guerre"; se battre pour qui ? pour quoi ? L'empereur Napoléon III est malade, sa politique de plus en plus contestée, autant par la gauche (républicaine) que par la droite (royaliste); le régime a certes réalisé des progrès spectaculaires pour le pays en termes de transports, de commerce, d'aménagement du territoire, d'éducation et de santé; on a changé de système, disent les historiens de l'économie, on est passé d'un système de petites productions (paysannes, artisanales) à un système de grande production (usines, grands magasins) - Les romans de Zola, malgré leurs défauts littéraires, parfois leur exagération, leur "pathos", sont tout de même impressionnants et remarquables pour qui veut étudier la France sous le Second Empire.
Par conséquent, la guerre de 1870 éclate dans un pays enrichi, embourgeoisé, où les carrières militaires n'ont plus le prestige ou l'éclat (romantique) des années 1820-1850; les hommes d'affaires et les entrepreneurs sont devenus les nouveaux "héros" du régime. Se battre pour eux ? Non merci ! Tel est le sentiment général des troupes françaises, que les officiers ne parviennent pas à changer, car eux-mêmes ne sont pas convaincus de leur "mission". En face, en revanche, l'armée prussienne obéit à ses chefs, et très vite le moral de ses troupes est galvanisé par les succès. Pourtant, comme le montre l'historien François Roth, la débâcle française ne fut pas une promenade de santé pour les Prussiens; il y eut de terribles combats, des engagements dévastateurs, des assauts de cavalerie suicidaires, hâchés par les canons et l'artillerie, des pertes effroyables dans les deux camps. Certains soldats français ont des comportements héroïques, qui impressionnent les chefs allemands ("ah ! les braves gens !" s'écrie le roi Guillaume de Prusse en personne) - Mais le commandement français, lui, est en dessous de tout, Bazaine notamment, qui rate toutes les occasions qui lui sont offertes de prendre l'avantage, et ne cherche au contraire qu'un illusoire repli "stratégique". L'abdication de Napoléon III à Sedan est pathétique: il souffre atrocement (coliques), est défigué par l'opium et la douleur, cherche à se faire tuer, n'y parvient pas, et se retrouve finalement devant Bismarck et Guillaume; entre souverains, un accord clément est-il possible ? Le chancelier lui fait comprendre très vite que le vainqueur a tous les droits, et qu'il n'est pas question d'un "gentlemen agreement"; par ailleurs, la proclamation de la république à Paris, deux jours après l'abdication (4 septembre), n'est pas de nature, au contraire, à amadouer les Allemands, ni les autres pays européens (monarchiques). Napoléon III avait beaucoup misé sur l'alliance anglaise; mais il s'aperçoit, un peu tard, qu'en termes militaires cette alliance ne vaut rien, et qu'elle est même défavorable ! Il ira pourtant finir sa vie en Angleterre.
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