Loin des images d'Epinal
Le Tour s'élance de Brest; très loin d'Epinal; normalement il devait partir de Copenhague; mais les autorités danoises en raison du covid et de l'Euro de foot ont jeté l'éponge l'an dernier; l'organisation s'est donc rabattue sur la Bretagne, où la ferveur populaire cycliste est toujours importante, même si des responsables politiques de Rennes (écologistes, socialistes) ont émis des critiques sur le Tour: épreuve polluante et machiste.
Ouest-France a décidé de ne pas s'en faire l'écho (pourtant la rédaction du journal est devenue très "écolo-bobo" ces dernières années), et a choisi au contraire de "gonfler" ses pages du Tour par de nombreux témoignages et par des évocations "historiques".
Un peu d'histoire alors: le journaliste Jérôme Bergot nous propose un résumé de l'étape Cherbourg-Brest d'il y a cent ans, le 30 juin 1921: le départ est donné à 2 heures du matin, pour une arrivée prévue vers 18 heures pour les premiers; le peloton longe les côtes, atteint Granville vers 5 heures du matin; 35 coureurs (sur 123) se sont détachés en arrivant en Bretagne, mais "la fatigue commence à se faire sentir" du côté de Morlaix (km 343); le groupe des 35 s'est réduit à 13 en milieu d'après-midi; et c'est le Belge Léon Scieur qui se montre alors le plus rapide, entre 35 et 40 km/h, pour s'imposer à Brest (km 405) avec une heure d'avance sur l'horaire prévu, au bout d'un effort de 15 heures et huit minutes, à une vitesse moyenne de 26,740 km/h ! Les écarts avec les autres coureurs sont importants: le 13e arrive 28 minutes plus tard, le 31e est à une heure, le 50e à 3h et demie, et les deux derniers arrivent avant minuit à 6h22' du vainqueur de l'étape ! (1)
(1): Léon Scieur, vainqueur de l'étape, sera aussi le vainqueur final du Tour 1921. Ouest-France, 26-27 juin.
Les témoignages sont eux aussi un peu historiques. L'ancien coureur Charly Rouxel évoque le Tour 1975 qui lui semble aujourd'hui tellement loin: "J'ai du mal à croire que j'ai fait du vélo... C'était une autre époque, on rêvait un peu..." Il fait partie de l'équipe Peugeot, "100 % française", et son rôle est d'épauler Bernard Thévenet; dans les cols, explique Charly Rouxel, "il ne se gênait pas pour faire des rétro-poussettes. Il s'appuyait sur nous, on montait un col avec son coude pour qu'il s'économise..." - Thévenet finalement remportera le Tour en battant le grand champion Eddy Merckx. Mais on est loin de la belle image habituellement collée sur la réputation du vainqueur français.
Autres témoignages peu élogieux d'équipiers: Dominique Gaigne évoque les années 1980 et sa relation avec Bernard Hinault: "J'aimais bien ce qu'il faisait mais de là à ce que ce soit une idole...". Pascal Poisson, lui, se souvient d'une époque un peu "fruste" entre coureurs: "Sur le Tour 1984, Yvon (Madiot) et moi avons couché le peloton par terre au moment d'un ravitaillement. On a volontairement laissé tomber les musettes et chuté. Martial (Gayant) et Laurent (Fignon) étaient devant, ils sont passés, eux, et derrière c'était de suite le bordel..." A l'origine de cette méchante initiative, se trouve le directeur sportif de l'équipe Renault, Cyrille Guimard. "Le meilleur, LA référence, concède Pascal Poisson, qui ajoute cependant: "Mais bon, il était aussi capable de bien déconner. Je me souviens du tour d'Espagne 1983, quand je gagne l'étape de Valladolid. Le soir, des gens manifestaient devant notre hôtel, car Renault venait de virer du monde à l'usine là-bas. Nous, on avait trouvé des capotes, on les remplissait d'eau et on leur balançait dessus... Et Guimard était avec nous (rires) !"
Enfin, Pascal Poisson aborde la question du dopage: " J'ai arrêté car l'EPO commençait à faire des ravages. Je suis parti fâché avec le milieu, c'était devenu n'importe quoi... Moi, j'ai pris des corticoïdes, ça m'a aidé, je ne le nie pas... Aujourd'hui, quand je vois l'attitude des uns et des autres, ce qu'ils disent devant les médias sur le dopage, quand je sais qu'ils avaient les deux pieds dedans, j'ai du mal à accepter ces discours..." (2)
(2): Ouest-France, 25 juin
Si je résume, tous ces témoignages d'équipiers révèlent tout de même le déplorable "état d'esprit" qui peut règner dans le milieu professionnel du vélo (et sans se limiter aux pratiques du dopage); on est loin de l'image d'Epinal diffusée par les médias partenaires du Tour (L'Equipe, France TV) - Ils révèlent aussi la condition très ingrate de 80 à 90% des coureurs: Gaigne, Poisson, Rouxel n'ont pas eu une longue carrière (à peine 10 ans) et ils ont par la suite tourné le dos au cyclisme, disant même qu'ils ne sont quasiment plus jamais remontés sur un vélo... Ras-le-bol, écoeurement. Sans doute, la condition professionnelle s'est-elle quelque peu améliorée depuis ces vingt dernières années; le niveau d'études d'un bon nombre de coureurs leur permet des reconversions dans les secteurs du management, du "consulting", du "sponsoring" ou de l'équipement sportif. Et le "relationnel" ouvre des portes. Rien à voir avec la reconversion de Dominique Gaigne, devenu maçon après sa carrière professionnelle: " C'était varié et ça me plaisait. Et celui qui a fait coureur cycliste peut ensuite faire tous les métiers. Rouler sous la flotte, quand il fait froid, et pas que 1 h, ça endurcit le gaillard." - Enfin, ces témoignages montrent aussi qu'il y a d'un côté les "cadors" et de l'autre la "masse" des anonymes, des équipiers. Le cyclisme est très inégalitaire et très sélectif. A propos de Laurent Fignon, Pascal Poisson se souvient: "Il était plus individuel, très différent. Avec lui, le statut, tu le prenais dans la tronche. C'était lui le meilleur... Disons qu'il y avait lui et les autres..."
Aujourd'hui, le champion français le plus médiatisé s'appelle Alaphilippe; il a remporté la première étape de ce Tour 2021 de Brest à Landerneau. L'autre grand champion très médiatisé, Mathieu Van der Poel, petit-fils de Raymond Poulidor, a remporté la deuxième étape. Le Tour ne pouvait pas connaître meilleure entrée en matière médiatique ! Le Prince Albert de Monaco s'est lui-même félicité de ce début flamboyant, précisant au passage qu'une bonne cinquantaine de coureurs vivaient (résidaient !) à Monaco. C'est vrai qu'ils sont moins nombreux du côté d'Epinal.
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