En attendant le Déluge

En attendant le Déluge

Le Tour entre Clermont et Moulins

 

 

    Etape du jour : entre Vulcania et Issoire. Vulcania est un grand parc touristique et pédagogique consacré au volcanisme. On n'étudie pas cela en géographie ; en géologie peut-être, mais je n'enseigne pas la géologie. Les volcans d'Auvergne sont éteints depuis 10 000-15 000 ans environ (on n'est pas à 5000 ans près!). En deçà de 10 000 ans un volcan n'est pas considéré comme vraiment éteint. Les vulcanologues n'écartent pas l'hypothèse d'un réveil ; cela dépend des nappes de magma qui circulent dans les profondeurs du sous-sol, dans « les entrailles de la terre » comme on dit. Le volcanisme a inspiré le cinéma : une bonne dizaine de films consacrés à l'éruption du Vésuve en 79 de notre ère. Le Pic de Dante dans les années 1980 a marqué aussi les esprits. Enfin, la notion de volcan et de volcanisme se prête également à des films porno; je ne vais pas vous faire un dessin.

 

    Sans transition, Marion Rousse trouve le début d'étape fantastique, elle aurait pu dire « volcanique » ; les attaques se multiplient, on voit même Pogacar et Vingegaard prendre une échappée, tandis que Gaudu accuse plus de deux minutes de retard. La route n'en finit pas de monter et de descendre, en une succession de petits cols au cœur de la chaîne des Puys. On passe à Murat, où est mort il y a plus d'un mois le chanteur « éponyme ». Pas un mot. Franck Ferrand ne semble pas très féru de musique moderne. Mais Alexandre Pasteur aurait pu réagir. Eh bien non. Je note toutefois dans la bouche de ce dernier l'expression suivante : « ah ! voilà une étape rustique et rurale, comme on les aime ! » -

 

   Peu à peu la course se calme, une véritable échappée parvient à se former, et le peloton rentre dans le rang, permettant à Gaudu d'y retrouver sa place. Marion Rousse, elle, retrouve un propos plus modéré. L'Auvergne rustique et rurale peut enfin s'exprimer: des vaches, des lacs, des routes sinueuses, des églises, des villages, et un public nombreux au sommet des cols. Jalabert, Pasteur et Ferrand discutent gastronomie locale : la truffade se fait-elle avec du Saint-Nectaire ? Oui on peut, mais la vraie truffade se fait avec du Cantal. Ce n'est quand même pas un plat d'été, fait observer Pasteur. « Mais si, moi j'en ai mangé une hier soir », réplique Jalabert, et « j'étais très bien ce matin pour faire ma reconnaissance de l'étape à vélo ».

 

    L'Auvergne est sans doute très agréable pour les cyclistes amateurs ; ce ne sont pas des cols très difficiles, et la circulation automobile n'y est ni intense ni agressive ; encore que... Méfions-nous : l'Auvergnat peut être mal intentionné à l'égard des touristes qui selon lui sont des « Parisiens ». Petit conseil : n'hésitez pas à dire que vous ne l'êtes pas ; les Bretons sont plutôt bien appréciés ; les Normands aussi ; entre gens de contrées humides on se comprend. L'Auvergne a des charmes évidents, on vient de les évoquer. Mais aussi des inconvénients. Les services (restaurants, bars) ne sont pas toujours à la hauteur de la conception gourmande et conviviale que vous pouvez avoir de la région. Je le redis, l'Auvergnat (et l'Auvergnate) peut être inhospitalier, renfrogné, lunatique et mal léché ; Jean-Louis Murat était du reste un peu comme cela !

 

    Côté course, l'étape est finalement remportée par l'Espagnol Bilbao, qui a devancé ses compagnons d'échappée. Les Français ont de nouveau échoué : ni Alaphilippe ni Barguil qui faisaient partie de l'échappée n'ont paru en mesure de s'imposer. Guillaume Martin quant à lui a fait un peu n'importe quoi, et c'est Jalabert qui l'a dit, en sortant du peloton alors que l'échappée était partie depuis longtemps. La forte chaleur a pesé sur la course, malgré un vent d'ouest soufflant dans le dos du peloton sur les 10 derniers km. On annonce un rafraîchissement pour demain entre Clermont et Moulins.

 

   J'ai regardé l'émission Vélo-Club qui suit l'étape (d'habitude je ne regarde pas, cinq heures devant la télé ça fait quand même un peu beaucoup!). On a montré un extrait du film de Louis Malle de 1962 consacré au Tour ; puis un reportage sur les résidentes d'un EHPAD qui sont allées assister au passage de la caravane et des coureurs ; elles étaient enchantées. Enfin, Florent Abadie (archétype du bobo parisien) a rencontré un amateur et dresseur d'aigles et de chouettes. Tout cela fort amusant et intéressant.

 

 

 

   Puisqu'il a été question de personnes âgées, une allusion a été faite à Raphaël Geminiani, 98 ans, qui vit aujourd'hui près de Clermont-Ferrand dans un établissement spécialisé (mais ce n'est pas un EHPAD). Geminiani fut un très bon coureur cycliste professionnel des années 50 ; il a couru 12 Tours de France (sans doute pas assez pour que Christian Laborde daigne lui consacrer un article à la lettre G dans son Dictionnaire amoureux du Tour de France !), sa meilleure place fut deuxième derrière Koblet en 1951 ; il porta le maillot jaune en 58 et le perdit face à Charly Gaul, estimant alors n'avoir pas été vraiment aidé par ses coéquipiers de l'équipe de France qu'il traita de « Judas ! ». Mais Gem' ne fut pas avare lui non plus de « coups tordus » et ses attaques incessantes n'étaient pas faites pour plaire aux autres coureurs. Louison Bobet le surnomma le Grand Fusil, toujours prêt à tirer, véritable chasseur d'étapes.

    Il acquit aussi très vite la réputation du verbe vif et décapant (ses origines italiennes sans doute), il savait trouver des surnoms, des formules, il avait le sens inné de la « punchline » : « ses phrases étaient plus coupantes que celles des journalistes abrités du soleil dans les voitures... » écrit Philippe Bordas1- Equipier de Bobet dans l'équipe de France, il fut aussi l'équipier de Fausto Coppi dans l'équipe Bianchi ; pas n'importe quel équipier, l'un des meilleurs grimpeurs du peloton en plus d'être un infatigable rouleur. En 1960, à 35 ans, il contracte la malaria lors d'une tournée en Haute-Volta (aujourd'hui Burkina-Faso) avec Coppi. Il en réchappe de justesse de retour à Paris grâce à l'intervention de sa femme qui alerte immédiatement l'institut Pasteur. Coppi, lui, n'aura pas cette chance.

 

   Gem' devient directeur sportif2 et il profite des Tours de France disputés par équipes de marques pour introduire la publicité extra-sportive, en jouant de son prénom, qu'il associe à un apéritif alors très connu (un peu moins aujourd'hui). « Le meilleur directeur sportif de l'époque gaullienne », selon Bordas, puisqu'il dirige Anquetil et en fait le super-champion que l'on sait. Mais Geminiani s'intéresse aussi aux nouveaux talents et entraîne des formations expérimentales telles que La Redoute-Motobécane et Fiat-France ; « il poussa l'audace jusqu'à créer un groupe financé par une danseuse de music-hall, Myriam de Kova (Lejeune-De Kova). »3

 

   Jeune téléspectateur des années 70 et 80 j'ai souvenir de Geminiani directeur sportif, le bras posé sur la portière de la voiture, la réplique toujours vive, souvent interrogé, invité des émissions, un « bon client » de la télévision en effet.

 

  Aujourd'hui, Gem' vit en maison d'accueil et de résidence pour l'autonomie à Pérignat-sur-Allier, aux portes de Clermont-Ferrand (où il est né). « On s'occupe bien de moi, je bouffe bien, je dors bien. C'est d'une simplicité enfantine » déclare-t-il à Ouest-France4. Il regarde beaucoup la télé. « La France tourne au vinaigre... Trop de violences. Je ne reconnais plus les gens. » Il espère vivre encore huit ans. « Je me suis fait à l'idée de mourir à 106 ans. »

 

   Etape tranquille aujourd'hui entre Clermont et Moulins ; on s'attendait à un sprint ; et ce fut un sprint ; on s'attendait à une victoire de Philipsen ; et ce fut une victoire de Philipsen. Le peloton a été rafraîchi par quelques averses.

 

    N'ayant rien à rajouter au côté sportif de l'étape, je parlerai donc de la géographie. Le peloton a roulé sur les routes de l'Allier, numéro 3 des plaques d'immatriculation. On sait peu de choses de ce département quand on n'y habite pas (et encore). Préfecture, Moulins, sous-préfectures, Vichy et Montluçon. 335 000 habitants. 45 hab/km2. C'est un département rural avec une importante zone de bocage et de nombreuses forêts, dont celle de Tronçais, très réputée (plus de 10 000 hectares, la plus belle futaie de chênes d'Europe). Vichy aussi est réputé mais pour d'autres raisons. De Montluçon et de Moulins on ne sait pas grand chose en revanche. Ce sont deux petites villes (33 000 et 20 000 hab.) au cœur de la France entre le Nord et le Sud ; elles sont traversées par de grands axes de circulation, notamment l'A.7 ou N.7 qui contourne Moulins. On a sans doute tort de ne pas s'arrêter à Moulins.

   C'est une « cité de caractère » comme on dit. Un très long article (trente pages) lui est consacré sur Wikipedia ; il nous parle surtout de son histoire (il s'agit de répondre à une question cruciale : c'était comment Moulins avant ?), de sa cathédrale, de ses maisons à colombages et des crues de l'Allier. Le département ne semble pas trop souffrir de la sécheresse. J'ai un lointain souvenir de mon père qui en 1976 avait fait venir de la paille en provenance de l'Allier...

 

   Petite ville de réputation tranquille (méfions-nous des réputations)... On apprend quand même sur Wikipédia que toutes les industries ont disparu au cours des années 70 et 80. Que reste-t-il ? Des emplois « tertiaires » : administrations, services... A l'échelle du département l'agriculture occupe encore une bonne part, sinon dans l'emploi, du moins dans la production de richesses. On trouve des grandes cultures (céréales) mais aussi de l'élevage (Charolaises), des herbages et de la vigne (Saint-Pourçain).

 

    Problème : le vieillissement de la population ; les jeunes s'en vont. Vers Lyon ? Vers Paris ? Paris justement : que font les gouvernements pour entretenir et développer les activités locales ? Suffit-il de débloquer des fonds ? De faire de la communication ? Non. Les habitants de l'Allier sont plutôt déçus par les dirigeants nationaux, de droite et de gauche. Le vote communiste historiquement fort s'est assez bien maintenu dans certaines circonscriptions, tandis que le vote RN a beaucoup progressé, faisant aujourd'hui jeu égal avec la droite « classique ». Le sociologue Pierre Bourdieu n'a enseigné qu'une seule année (1955-1956) au lycée public de Moulins ; pas assez pour influencer la jeunesse locale et semer les germes d'une remise en cause des valeurs traditionnelles. C'est un enseignement de longue haleine. 

 

   Enfin, et on a peine à le croire, le Tour de France n'avait encore jamais posé ses valises à Moulins. Sera-ce un allier sans retour ? La question se pose car les habitants souhaitent changer le nom de leur département pour celui de... Bourbonnais.  

 

 

1: Forcenés, 2008, p. 198.

2: Sur Wikipédia on apprend  que Geminiani arrête la compétition en 1961 sur le Dauphiné-Libéré ; entre Valence et Orange il met pied à terre au bout de 85 km de course et doit s'allonger de longues minutes sous un cerisier pour récupérer.

3: Voir J. Augendre, Le Tour, abécédaire insolite, Solar, 2011, p. 186.

4: 12 juin 2023

 



12/07/2023
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