En attendant le Déluge

En attendant le Déluge

Toussaint

 

     J'avais cru ou j'avais lu il y a quelque temps que la fête dite d'Halloween, le 31 octobre, la veille de la Toussaint, avait du mal à s'implanter en France; que son aspect commercial "américain" agaçait ou dérangeait un certain nombre de Français. Mais il paraît que non, en fait; Halloween se porte bien et se diffuse de plus en plus largement dans la "culture occidentale". On apprend sur wikipedia que c'est une fête païenne d'origine celtique, une sorte de danse ou d'invocation des "esprits", une transgression ou une "mise à distance" de la mort; en tout cas, une coutume de type "vitaliste", une manière aussi d'affirmer et de confirmer des valeurs collectives, tribales, villageoises, disons "locales", face aux peurs et aux démons de l'au-delà. Bien sûr, la religion chrétienne, d'origine urbaine, a peu à peu substitué à ces valeurs "sauvages" ses propres références et croyances; pas toujours bien acceptées ni comprises d'ailleurs. Halloween a donc subsisté en s'intégrant plus ou moins clairement au "message" chrétien: la supériorité des forces de vie et d'espoir sur celles de la mort et du désespoir. On apprend, toujours sur wikipedia, que ce sont les celtiques Irlandais qui ont apporté et importé aux Etats-Unis la tradition d'Halloween, entre le milieu et la fin du XIXe. Tradition apparemment tolérée par l'Eglise catholique, dans toute sa souplesse (sa flexibilité dirait-on aujourd'hui), tandis que les Protestants y sont nettement moins favorables et la combattent.

    Revenons en France; dans les années 70, j'ai souvenir d'une messe de "tous les saints" le jour de la Toussaint dans mon petit village; avec un ou deux camarades on s'amusait de certains noms de saints, et on échangeait un clin d'oeil complice quand était cité "Saint-Etienne"; j'ai souvenir une fois d'avoir murmuré "allez les verts " et de m'être pris un coup de coude de ma mère. Puis on allait sur les tombes, souvent il pleuvait et les parapluies se heurtaient les uns les autres; pour m'occuper (l'esprit ?) je comptais les chrysanthèmes, remarquant une certaine correspondance entre les tombes les plus "fleuries" et le nombre de personnes agglutinées autour. Chacune observait sa chrysanthème, son volume et sa couleur, puis au bout de trente secondes, le recueuillement s'estompait et le crissement du gravier indiquait des mouvements de départ. Si l'ambiance générale pouvait sembler triste, surtout en raison du ciel gris et bas, il y avait en réalité une certaine rigueur rituelle et des gestes précis et simples, des bonjours et des saluts plutôt souriants qui dégageaient aussi une impression de sérénité voire de confiance. On allait ensuite prendre le café et des gâteaux chez ma grand-mère ou chez mon oncle et ma tante; la nuit était tombée quand on rentrait à la maison.

    Cette tradition catholique des tombes et des chrysanthèmes a beaucoup décliné depuis les années 70; je n'y participe plus moi-même; souvent, les visages des gens sont fatigués et soucieux le jour de la Toussaint; on devine l'envie générale de rentrer à la maison; on devine l'effort d'être sorti. Je ne sais pas très bien ce que la religion chrétienne peut faire pour remonter le moral d'une population accablée de soucis et de difficultés. Sans doute faut-il être très impliqué dans les activités paroissiales ou cultuelles pour ressentir les effets "positifs" du mouvement et du message chrétiens. Mais pour beaucoup, simples observateurs et spectateurs, pratiquants très "occasionnels", pour ne pas dire "incongrus", la religion fait partie d'une nostalgie un peu mélancolique, et réciproquement.

 

    La mélancolie n'est sûrement pas une valeur catholique, si j'en crois les appels à l'optimisme, au vitalisme et à l'activisme qu'on peut entendre à la messe, alors que l'assistance devient grabataire, si j'en juge par la tonalité très vigoureuse et un peu assommante des sermons du curé de l'abbatiale Saint-Etienne de Caen. Mais il se peut que la mélancolie soit davantage prise en compte chez les Protestants, Luther lui-même était fort mélancolique, paraît-il, et sujet à des "crises de foi", qui pourraient expliquer ses réactions et ses réponses très autoritaires. Mélancolie protestante qui a été analysée par Jules Michelet (historien détesté des catholiques traditionnalistes) comme étant l'effet du mouvement répété et routinier des métiers à tisser du Moyen Age; le protestantisme aurait donc mieux répondu que le catholicisme au besoin d'une évasion discrète et tranquille de la conscience, à un besoin de songe et de méditation; par la musique, surtout, indispensable dans le culte luthérien, cette évasion est rythmée et guidée, elle concilie à la fois le goût du contrôle de soi, de sa raison, de sa conscience, et l'aspiration à un léger laisser-aller.

    En guise de mélancolie esthétique, j'ai revu cette semaine à la télé le film de Jim Jarmusch, Broken Flowers; c'est l'histoire d'un type un peu solitaire et déprimé, Don Johnston, qui reçoit une lettre rose lui annonçant qu'il aurait un fils de 19 ans; son voisin, un type énergique, père de quatre ou cinq gamins en bas âge, l'oblige à se remuer et à résoudre cette histoire; mais quelle histoire ? et avec quelle femme aurait-il eu ce fils ? Le film nous fait donc partir à la recherche d'une réponse, sous la forme d'un "road-movie" ou disons d'une "évasion tranquille" qui permet en effet au type un peu déprimé de se bouger un peu; c'est une "quête de dissemblance" ai-je lu dans un article passablement intello-cinéphile consacré à ce film. Peut-être. Toujours est-il que la quête ne donne pas grand chose, sinon que le type retrouve quatre de ses "anciennes conquêtes", car il a la réputation d'avoir été un "Don Juan". La première de ces quatre femmes, veuve, le remet dans son lit, le soir même; la deuxième est mariée, femme au foyer et lui fait manger une très mauvaise assiette de petites carottes; la troisième s'occupe d'un cabinet de psychologie et communication animales, elle n'a guère de temps à lui consacrer, et l'entrevue se termine sèchement; la quatrième enfin vit dans un mobile-home avec deux "red-necks" (on pourrait dire des "cassos'" en France), elle n'a pas l'air en bonne forme et lui claque la porte au nez, après quoi il se fait tabasser par les deux types ! Bref, il était temps que ça s'arrête et qu'il rentre chez lui. A son retour il croise un jeune homme sac au dos qui lui donne à penser qu'il pourrait être son fils (illusion provoquée par la fatigue du périple et le choc de la dernière rencontre). Il lui offre un sandwich, engage la conversation, qui très vite tourne mal, et le jeune homme déguerpit. Alors une voiture passe, et on apprend dans l'article intello-cinéphile que j'ai consulté que c'est le propre fils de l'acteur Bill Muray (interprète principal du film) qui se penche par la fenêtre de la voiture en question. Le téléspectateur moyen n'est pas censé le savoir. Au demeurant, Broken Flowers n'apporte pas de réponse aux questions qu'il a pu susciter. Film ennuyeux et déprimant, diront les uns; "doux-amer", ironique et décalé, diront les autres, car à la différence de la plupart des films où tout est "cousu de fil blanc", celui-là est tissé de l'étoffe dont on fait les rêves, comme dirait quelqu'un... En tout cas, plus modestement, ce film dégage un certain parfum mélancolique de fleurs brisées...                            

    

 

                                                        

 



31/10/2019
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