En attendant le Déluge

En attendant le Déluge

Le Tour fait-il voir la France ?

 

 

    J'ai sous les yeux un petit roman qui pourrait convenir à des jeunes de 15, 16 ans : 187 pages, une histoire assez linéaire, assez facile à suivre, un style propre, très rationnel, un vocabulaire de qualité, des personnages relativement réalistes mais non dénués de fantaisie, et une belle fin, que voici : « Un jour, peut-être, nous abattrons les cloisons de notre prison ; nous parlerons à des gens qui nous répondront; le malentendu se dissipera entre les vivants ; les morts n'auront plus de secrets pour nous. Un jour, nous prendrons des trains qui partent.»

 

   Il s'agit de L'humeur vagabonde, roman écrit par Antoine Blondin, publié en 1955.1 Le Tour de France connaît bien cet auteur, cet écrivain, qui pendant près de 30 ans, a commenté et analysé la course à sa façon. Une façon unique (et très souvent imitée) très décalée par rapport aux reportages spécifiquement sportifs ; une façon « vieille France », style 1900 (Blondin a dû lire Jean-Henri Fabre), alors que le Tour entend participer à la modernisation des Trente Glorieuses. Les extraits ne manquent pas, en voici un, presque au hasard :

 

« Qu'on se figure un pays sans verdure et sans eau, un soleil brûlant, un ciel toujours sec, des montagnes arides sur lesquelles l'oeil s'étend et le regard se perd sans pouvoir s'arrêter sur aucun objet vivant ; une terre morte, et, pour ainsi dire, écorchée par les vents, laquelle ne présente que des cailloux jonchés, des torrents pétrifiés, et des rochers en voie de se briser ; un désert où le voyageur n'a jamais respiré sous l'ombrage et où rien ne lui rappelle la nature vivante : solitude absolue mille fois plus affreuse que celle des forêts, car les arbres sont encore des êtres humains pour l'homme qui se voit seul. Un doute exécrable l'étreint : est-ce là le col qui tue lentement !... »2

 

 

   Le Tour de France fait-il voir la France ? Les avis sont partagés. Il fait voir une France-patrimoine un peu figée malgré la vitesse de la caravane et du peloton, disent les uns : toujours les mêmes images d'églises, de châteaux, de villages, de barrages, souvent les mêmes montagnes, les mêmes montées, les mêmes parcours... Un coup dans l'Ouest, un coup dans l'Est, beaucoup de Sud ; de moins en moins de Centre (l'Auvergne a un peu disparu du Tour, la montée du Puy de Dôme est devenue impossible) ; et le Nord une fois tous les trois ou quatre ans. Le Tour est moins long qu'autrefois : 3328 km cette année, alors qu'on dépassait les 4000 km dans les années 1920 à 1980 ; le record remonte à 1926 avec 5745 km ! Et puis, autre fait majeur des cinquante dernières années, les incursions dans les pays étrangers.

 

   Le Tour de France n'est plus le Tour de la France depuis bien longtemps, d'autant moins que les littoraux sont pris d'assaut par les touristes depuis les Trente Glorieuses ; il a donc fallu et il faut toujours plus que jamais trouver des itinéraires à l'écart des zones de fortes densités ; le Tour va donner à voir par conséquent une France un peu vide, même si le public est important sur les bords des routes. Il n'est pas question de traverser des villes ; à la rigueur la course peut arriver dans une grande ville ou en partir (Paris, Lyon, Marseille, Lille, etc.) Mais le plus souvent le Tour cherche et trouve des points d'appui urbains beaucoup plus modestes : petites villes entre 5000 et 50 000 habitants, auxquelles la médiatisation de l'épreuve apporte une publicité extraordinaire.

 

   On ne le dit pas assez, mais le Tour est possible grâce à un réseau routier secondaire (ou même tertiaire!) d'une très grande finesse 3; les étapes de montagne montrent tout spécialement la sinuosité très complexe de ce réseau qu'on peine même à bien repérer sur un atlas routier ; il n'en va pas de même en Espagne et en Italie où les coureurs doivent souvent emprunter des routes importantes (l'équivalent des nationales en France). Disons donc pour résumer que le Tour montre davantage les zones rurales que les zones urbaines ; et certains diront par conséquent que ce n'est pas la vraie France, la France peuplée, la France des zones pavillonnaires, des banlieues, la France « métissée » (vraiment ?) qui vote Nupes (vraiment ?). On l'a un peu deviné à travers certains commentaires, soit de Jalabert, soit de Ferrand, soit de L'Equipe, le Tour penche un peu (beaucoup?) à droite... C'est une course libérale et compétitive, archi-publicitaire, très bruyante et très organisée: est-elle encore festive ? populaire ? Pas vraiment; les arrivées et les départs ont leurs parcs VIP, avec tous les "notables" du coin, les élus, et toutes sortes d'invités... Copinage. La seule vraie dimension de gauche du Tour, c'est qu'il est gratuit pour le public des bords de routes. A la rigueur, on peut ajouter le fait que l'Etat (gendarmerie, télé publique) y joue un certain rôle. Mais l'Etat est-il de gauche ? 

 

 

    Par ailleurs, un rôle de plus en plus important est dévolu aux régions, aux départements, aux communes ; le Tour de France est en quelque sorte le Tour de la « décentralisation ». Le Tour des « périphéries » comme on dit maintenant. Mais Paris garde le dernier mot: avec l'arrivée finale sur les Champs-Elysées depuis 1975. Là aussi les avis sont partagés. Une fois n'est pas coutume, je vais donner le mien : je suis contre. Cette dernière étape qui ressemble à un défilé à travers la « belle » banlieue parisienne, soit celle du Sud soit celle de l'Ouest, jamais celle du Nord-Est (le 9-3!), ne présente aucun intérêt sportif, puisque la course est en quelque sorte « neutralisée » pendant les 60 premiers km (c'est long!) ; et les 60 derniers se déroulent à vive allure sur les Champs pour se terminer forcément par un sprint. Les avis « pour » mettent en avant le plaisir des coureurs : c'est leur récompense, avec le frisson de rouler sur « la plus belle avenue du monde » et l'assurance de passer une bonne soirée dans un bon restaurant et dans une boîte de nuit de la capitale. De Paris tout le monde peut repartir rapidement dans ses pays respectifs dès le lendemain matin, ou le soir même ! Les journalistes enfin sont chez eux après trois semaines d'errance à travers les périphéries provinciales et sous-équipées du pays !

 

 

 

1: La Table Ronde, puis collection Folio, 1979, p. 187.

2: Il s'agit bien sûr pour les connaisseurs du Tour du col d'Izoard. Etape du 12 juillet 1962, dans le volume Tours de France, Chroniques de l'Equipe, 1954-1982, La Table Ronde, 2001, p. 289

3: Toutefois, un journaliste du Monde en juillet 1957 se plaint des petites villes et des petites routes, et déclare que « le Tour ne peut plus quitter les grandes routes... » (citation trouvée dans le livre de J-L Boeuf et Y. Léonard, La République du Tour de France, Seuil, 2003, p. 214)

 



29/07/2022
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