Images rétro du Tour: 1954
En cette veille du départ du Tour de France, je propose de remonter un peu le temps, à travers quelques photos "rétro" , parmi les très nombreuses que propose la collection Getty Images (voir lien en bas de l'article) - Plusieurs des mes chroniques estivales y seront donc consacrées.
Photo de 1954: ambiance familiale: litre de rouge et bouteille thermos sur la table, nappe à carreaux, sièges pliants, panier pique-nique; et comme il fait chaud madame a mis une serviette sur la tête, tandis que le jeune garçon en bas de la photo étudie le parcours de l'étape sur une carte, mais ne regarde pas directement les coureurs par conséquent. Monsieur, lui, les salue en levant un bidon, accompagné dans ce geste par sa femme qui applaudit. Leur petit garçon assis regarde ce curieux spectacle. Spectacle d'un peloton relativement clairsemé; les coureurs portent des maillots nationaux, sans publicité de marques (1), ou très peu (en petits caractères sur le cuissard) mais entourés de boyaux de rechange. Leurs attitudes (mains en haut du guidon) indiquent qu'ils ne roulent alors pas très vite; ils semblent avoir très chaud, l'un d'entre eux essuie au niveau de l'arcade la sueur qui coule vers l'oeil. Certains ont revêtu des casquettes, d'autres pas.
Cette photo traduit une ambiance: populaire, décontractée (on aperçoit un spectateur en short), chaleureuse, mais aussi sérieuse, rigoureuse, organisée; pas d'exubérance, on regarde calmement passer les coureurs; et côté course, des règles sont à respecter, notamment l'absence de publicités extra-sportives sur les maillots. Depuis ses origines, le Tour en tant qu'organisation, a dû affronter les pressions des "sponsors", les fabricants de cycles pour commencer; mais aussi la pression populaire, qui très tôt s'est manifestée en perturbant le déroulement de la course, en s'en prenant par exemple à des coureurs étrangers. Il a fallu l'autoritarisme du "patron" du Tour, Henri Desgrange, pour imposer des règles strictes parfois jugées injustes ou aberrantes par certains coureurs: le champion français Henri Pélissier profite du journaliste Albert Londres présent sur le Tour pour dénoncer en 1924 les conditions inhumaines que l'organisation impose aux coureurs; il évoque le recours aux produits dopants... Ce sera le fameux article "Les forçats de la route", qui compare le Tour à une "exploitation" de type capitaliste qui aliène et asservit les coureurs-prolétaires !
Henri Desgrange décide une révolution en 1930: désormais le Tour se disputera par équipes nationales (et régionales) toutes dotées du même matériel (vélos fournis par l'organisation); principe d'égalité sportive garanti; quant aux sponsors et à leurs publicités (le capitalisme en quelque sorte) ils formeront la "caravane" du Tour et défileront sur les routes et dans les villes-étapes. Liberté commerciale assurée. Cette "formule" très vite fut un grand succès populaire, soutenu par la presse de gauche (davantage que par la presse de droite). En 1954, donc, après les sept années d'interruption de la guerre (40-46), le Tour continue sur sa lancée populaire et nationale (Henri Desgrange mort en 1940 a été remplacé par Jacques Goddet à la tête de l'organisation); un grand champion français, Louison Bobet, contribue à la ferveur patriotique; c'est d'ailleurs lui qui remporte l'épreuve avec plus d'un quart d'heure d'avance sur le Suisse Kübler; on compte six Français dans les dix premiers.
(1): Les Italiens ne participent pas au Tour 54 en raison d'un désaccord commercial et financier: les sponsors des coureurs transalpins refusent l'absence de publicité sur les maillots imposée par l'organisation française du Tour. Alors que les marques sont autorisées sur les autres grandes épreuves cyclistes de l'année. La formule des équipes nationales est en tout cas un sujet de débat; elle est sans doute "populaire" mais elle suscite beaucoup de critiques dans le "milieu" du vélo, chez les professionnels, leurs sponsors, et chez les journalistes, très divisés à ce sujet. La gauche communiste soutient la formule nationale tandis que Le Monde et les "centristes" (assez peu intéressés de toute façon par le Tour) la contestent accessoirement; quant à la presse de gauche "socialiste" elle entretient un rapport ambigu et ambivalent avec le spectacle populaire et national du Tour: "un rapport ambigu à l'exaltation nationale", "évitement de la notion de compétition et préoccupations humanitaires", "un objet difficile à saisir", écrit à ce propos l'historien Fabien Conord. Voir son livre Le Tour de France à l'heure nationale, 1930-1968, PUF, 2014.
Revenons à notre photo. Famille ouvrière-employée ? paysanne ? En tout cas ce n'est pas une famille bourgeoise. La bourgeoisie ne s'intéresse guère au Tour et aux sports en règle générale, comme en témoigne cette réflexion de Simone de Beauvoir, "le sport cela sert à faire des générations de crétins...". Par ailleurs la presse "bourgeoise" (Le Monde, Le Figaro) est très critique voire passablement ironique à l'égard du Tour; elle y voit un bon "anesthésiant social" qui permet de divertir le "peuple" et d'occuper les plus "fieffés agitateurs" (je cite le livre de F. Conord). La France ne se divise donc plus en gauche et droite, en révolutionnaires et en conservateurs, en progressistes et en traditionalistes, mais en "poulidoristes" et en "anquetiliens". Comme le fait observer le général de Gaulle lui-même: "je dirige la France onze mois sur douze, mais en juillet c'est Jacques Goddet qui la dirige..."
Quant à notre question initiale, famille paysanne ou ouvrière, rurale ou urbaine, je pencherais plutôt pour famille ouvrière-employée de la ville; et ce pour plusieurs raisons: - d'abord les deux enfants qui laissent à penser qu'il y a un certain contrôle ou une certaine "planification" de reproduction, ce qui n'est pas le cas dans les familles paysannes de cette époque; - ensuite, l'organisation de la table et du pique-nique, notamment les sièges pliants, la bouteille thermos et le panier, tous ces objets me semblent se rapporter beaucoup plus au milieu ouvrier-employé que paysan; car les paysans des années 50 n'ont pas encore adopté la culture du pique-nique; - enfin, les apparences physiques et vestimentaires de l'homme et de la femme me font pencher plus encore vers le milieu ouvrier-employé: monsieur ne porte pas de casquette et il est en short, ses bras semblent relativement blancs et fins, madame, surtout, dégage une allure de légèreté plutôt urbaine que rurale...Certes, ce n'est pas encore la grande légèreté des années 60, telle qu'on peut la deviner sur la photo ci-dessous, que je commenterai peut-être une autre fois si je suis en forme.
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