En attendant le Déluge

En attendant le Déluge

Les vaches d'un copain

 

    Victorine et moi passons deux jours en Bretagne, sous une pluie diluvienne d'abord puis sous un ciel plus clément, presque ensoleillé; en Normandie aussi il pleut beaucoup depuis plusieurs jours; les voies cyclables et les chemins sont tapissés de feuilles grasses; des glissades et des chutes sont possibles; la prudence est de mise en cette saison; en toute saison d'ailleurs.

    En Bretagne nous sommes invités par un copain agriculteur qui veut montrer le fonctionnement de son robot de traite, dont l'achat (investissement !) s'élève à un million d'euros ! C'est un chiffre qu'on retient. Nous entrons dans une vaste étable-hangar située à une centaine de mètres des autres bâtiments de l'exploitation; nulle barrière, nul panneau de "propriété privée-défense d'entrer"; en notre époque d'agri-bashing et d'opérations commandos de végans, on fait observer au copain qu'il s'expose un peu dangereusement. Mais il est confiant et persuadé de la confiance des autres. C'est son trait de caractère, je l'ai toujours connu ainsi, quand par exemple on jouait au foot ensemble, et qu'il s'efforçait de remotiver l'équipe, moi en particulier qui avais tendance à baisser les bras (plutôt les pieds) devant la malchance ou la maladresse (difficile de distinguer l'une de l'autre !). Sous l'étable-hangar, appelons cela une "stabulation libre", une bonne centaine de vaches laitières de race dite Prim' Holstein sont regroupées, et vaquent à leurs occupations; les unes mangent dans l'auge remplie de maïs, les autres ruminent, debout ou couchées, quelques-unes enfin se dirigent vers le robot de traite; le copain vante bien sûr (à un million d'euros toute l'installation, il faut se donner le moral !) les avantages d'un tel système, la liberté ou l'autonomie des vaches, leur "confort", leur tranquillité, à l'abri du mauvais temps; on en voit une qui accompagne son commentaire en se frottant la tête et le cou à un rouleau-brosse comme pour le lavage des voitures. La scène me fait penser au film de Charlie Chaplin, Les Temps Modernes. A l'écart des vaches, mais sous le même bâtiment, des veaux sont rangés par deux dans des cases de 1,40 mètre de largeur;  - c'est étroit, ils peuvent pas bouger ! font observer deux ou trois amies. En grandissant, réplique le copain, les veaux changent de compartiment et jouissent d'un espace un peu plus vaste, avant d'accéder à la liberté de mouvement des vaches. Tout est organisé, planifié, calculé; grâce au robot de traite, la production laitière a augmenté, d'environ 25 %; c'est qu'en effet les vaches ne se contentent plus de deux traites par jour, mais vont près de trois fois à la "machine". Le copain est confronté par conséquent à un léger problème de "surproduction"; quoi qu'il en soit, il a décidé de miser sur la quantité et de vendre son lait à l'entreprise Lactalis, qui elle aussi voit les choses en grand et à l'échelle mondiale.

    Le robot de traite est de marque anglaise et je fais remarquer au copain le blason et la devise de la monarchie britannique, "Dieu et mon droit", représentés à côté du tableau de bord de la machine; dès qu'une vache entre dans le compartiment de traite, l'écran tactile affiche son numéro et ses caractéristiques, notamment la quantité de lait qu'elle est censée donner lors de son passage. Une petite brosse actionnée par un bras articulé vient alors nettoyer ses tétines, avant que celles-ci, identifiées par un rayon laser, ne soient placées dans les manchons qui vont leur aspirer le lait. Pendant une dizaine de minutes la vache est donc ainsi traite, tout en dégustant un complément alimentaire qui fait sans doute partie de son goût pour l'opération. Il peut arriver que d'un coup de patte ou que d'une petite ruade elle se défasse de l'appareil de traite; alors elle peut sortir de l'habitacle mais l'incident est signalé sur le tableau de bord informatisé qui communique directement avec le portable de l'agriculteur ! Le copain nous explique qu'il a tout de même fallu quatre jours et quatre nuits pour dompter l'ensemble du troupeau et lui faire découvrir les charmes du robot ! Mais depuis un an, les vaches se sont habituées à leur nouveau "mode de vie"; elles ne sortent quasiment plus de l'étable-hangar, un peu l'été tout de même, mais elles ne vont pas bien loin. Ce sont de grandes vaches, un peu efflanquées, osseuses, avec des pis énormes marqués de grosses veines; elles portent toutes en bas d'une patte un bracelet électronique qui permet leur identification par la machine...  

   Qu'en penser ? Au premier abord, on est plutôt contre, voire consterné; le robot déshumanise et désanimalise ! C'est la réflexion spontanée de l'intello-écolo, sans même avoir lu Bernanos. Mais dans un deuxième temps, après avoir écouté le premier concerné, le copain agriculteur, on se dit ma foi, pourquoi pas, après tout, si c'est mieux pour lui. Et c'est mieux pour lui, et pour sa femme, et son fils et sa belle-fille ! Il n'a plus à se lever à 5 heures du matin pour traire manuellement 80 vaches: au moins deux heures et demie de boulot ! Depuis l'installation du robot le copain se porte beaucoup mieux. Il revit ! Il est même parti en vacances cette année, en Croatie... La relation conjugale semble meilleure. Quant aux vaches, eh bien que sait-on de leurs sentiments ? de leurs sensations ? J'ai essayé de bien les observer, de scruter leur regard, je n'ai rien constaté de dépressif ou de maladif. Et j'en ai vu des vaches dans mon enfance, et bien mal portantes quelquefois, dans de vilaines étables ou dans des prés boueux. Sans doute aussi maltraitées.

    Avec 20 à 30 % de vaches laitières en moins depuis les années 1980, les éleveurs français produisent 20 à 30 % de lait en plus ! Et la France reste le premier consommateur mondial de beurre et de fromages. Tout n'est pas perdu.

                                         

 



14/11/2019
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