En attendant le Déluge

   J'ai longtemps vécu seul dans un petit appartement, dont on a vite fait le tour et où il n'y a pas grand chose à faire; un peu de ménage, un peu de rangement, parfois une petite réparation. Depuis plus d'un an je vis chez Victorine qui habite une grande maison: trois niveaux, une dizaine de pièces, dont cinq chambres; une pelouse, des arbres, une haie bocagère. Evidemment tout cela nécessite du travail; et des compétences, que je n'ai guère. Le bricolage par exemple est un ensemble d'activités et d'outils où je me sens fort étranger; des magasins gigantesques lui sont consacrés en périphérie de la ville. Il y aurait des études à faire: une sociologie du bricolage, une histoire du bricolage, une géographie du bricolage, une philosophie du bricolage ! Les intellectuels sont plutôt discrets sur le sujet. Les journaux, revues, émissions de télé et sites internet qui lui sont consacrés en revanche sont innombrables. Et bien souvent les résultats sont bons; le confort domestique et le savoir décoratif s'améliorent. Mais là aussi les études font défaut; on aimerait savoir par exemple dans quelles régions de France les habitats sont-ils les plus confortables et visuellement les plus agréables. Même avec un peu de subjectivité, on pourrait quand même établir des données objectives, sur la dégradation ou l'embellissement de certaines zones. Bien souvent on se contente d'impressions touristiques et de documentaires télé: les plus beaux villages, les beaux quartiers, les lieux remarquables, etc.

   Quand on n'y connait rien ou pas grand chose, le bricolage et l'entretien d'une maison peuvent demander beaucoup de temps; le professionnel ou l'amateur confirmé exécutent en dix minutes une opération que le novice ou néophyte réalisera en une heure voire deux; l'autre différence, c'est l'assurance et le coup d'oeil du premier, les hésitations et les maladresses parfois entrecoupées de jurons du second. Chez Victorine je m'occupe plutôt de l'extérieur: la pelouse, facile à tondre, et la haie, plus difficile à tailler, car elle pousse vite et sa hauteur devient inaccessible sans échaffaudage. A l'intérieur, je nettoie, je range, et à l'occasion je peux monter un meuble; opérations basiques; quant au vrai bricolage, de type complexe, avec calculs, produits et outils spécifiques, là, je m'abstiens.

    Je pratique un autre type de bricolage, au sens imagé; le bricolage du savoir et du langage. Comme outil, l'ordinateur s'est imposé depuis une vingtaine d'années; je n'écris presque plus au stylo. Comme produits et techniques, j'utilise ma mémoire et mes lectures, livres-papier, journaux et textes sur internet. Mon style ? Très classique, très lisible, avec quelques fantaisies ou facéties de temps en temps. Quoi qu'il en soit, j'appelle cela du bricolage, culturel, intellectuel, verbal... dans la mesure où je ne construis pas un vrai livre, avec son plan et ses règles, avec sa structure et son architecture. Je ne dis pas que je ne pourrais pas le faire; mais il faudrait concevoir un "projet", un "sujet"... Et la conception ou la "projection" n'est pas mon fort; j'ai un faible au contraire pour les opérations improvisées, les observations instantanées, l'écriture "en direct"; mais je ne suis pas sûr du tout d'y parvenir; car je pratique une écriture tout de même très réfléchie, très posée, très prudente. Et c'est en cela aussi que consiste mon bricolage: beaucoup plus décoratif que créatif.

   Résumons: une vie pratique à la fois organisée et limitée dans ses projets. Du court terme. En septembre, par exemple, j'envisage de m'attaquer un peu à la haie du jardin et à certains arbres fruitiers dont les branches sont devenues anarchiques; il y aura sans doute encore une petite tonte de pelouse avant l'hiver. Victorine veut réaménager certaines pièces de la maison; je l'aiderai à faire du rangement. Il faudra aussi songer à rentrer un peu de bois de chauffage; le type qui nous l'a vendu doit repasser pour tronçonner certaines bûches, trop longues (les trois quarts des sept stères ne sont pas bien calibrés !). Enfin, du chaud au froid, n'oublions pas l'intendance: remplir le frigo est une activité sans cesse revenue.

   Quant au métier de professeur, car lui aussi relève de la pratique, eh bien j'en parlerai dans mes prochaines chroniques...