Néron
Je viens de terminer la lecture d'une vie de Néron par l'historien Gérard Walter (1); le livre est aisé à lire mais consacre trop de pages aux complots et conspirations contre l'empereur; il faut attendre les dernières lignes de la conclusion pour que soit dressé un rapide tableau, plutôt favorable, de la situation de l'empire sous le règne de Néron: "Ce règne peut être classé parmi les meilleurs que l'empire romain ait connus. Ce fut, pour les peuples d'Italie, une période paix et de prospérité." Mais aux dépens des provinciaux, pressurés par le fisc, ajoute plus loin l'historien. Toutefois, la chute de Néron ne fut pas provoquée par la révolte de la Gaule et de l'Espagne, qui ne mobilisa pas grand monde en vérité; et il n'y eut pas davantage de révolte populaire à Rome et en Italie contre l'empereur. La fin tragique de Néron poussé au suicide le 9 juin 68 s'explique par le cynisme et l'ambition de Nymphidius, le nouveau chef de la garde prétorienne, "ce corps militaire déjà pourri et toujours prêt à se vendre au plus offrant", conclut Gérard Walter.
(1): Gérard Walter, Néron, Hachette, 1955.
Le suicide de Néron ne fut pas tranchant, si l'on peut dire, car le poignard qui lui fut enfoncé dans la gorge par son dévoué secrétaire ne le tua pas sur le coup; et l'on prête au jeune empereur (il n'a que 30 ans) ces derniers mots restés fameux (qui ne lui sont donc pas restés en travers de la gorge...): "Qualis artifex pereo", trop rapidement traduits par "quel artiste disparaît avec moi !"- La bonne traduction étant: quel artifice disparait avec moi ! Artifice, technique, ou art de faire (2). Ce qui nous amène à parler un peu du type ou du style d'empereur qu'a été Néron. "Empereur maudit" a résumé l'historien Eugen Cizek (3); maudit par les chroniqueurs et historiens romains des générations suivantes, un peu Tacite, mais surtout Suétone, Dion Cassius, Pline l'Ancien et Plutarque. Maudit plus encore par les chroniqueurs chrétiens du Bas Empire puis de tout le Moyen Age, qui font de Néron la figure du monstre et même de la Bête de l'Apocalypse (4). Maudit enfin par le théâtre (Britannicus de Racine) et le cinéma, et l'on pense ici au célèbre péplum Quo Vadis où Néron est joué par l'acteur Peter Ustinov dans un registre maniéré, cabotin, et ridicule (5).
(2): Selon le professeur Donatien Grau, auteur d'un Néron en Occident, Grasset, 2015 et interrogé à ce propos sur France-Culture dans l'émission Concordance des temps de Jean-Noël Jeanneney. Lien en bas de l'article.
(3): La biographie de Eugen Cizek (1982), est considérée comme une référence. Pour les sources indipensables sur Néron, voir le site en bas de l'article.
(4): Pourquoi Néron ? La tradition chrétienne lui attribue les premières persécutions contre les chrétiens et le martyre des apôtres Pierre et Paul à la suite de l'incendie de Rome en 64; les sept têtes de la Bête symboliseraient les sept premiers empereurs romains, mais l'une des têtes, blessée puis guérie, plus maléfique que les autres par conséquent, pourrait évoquer selon une croyance répandue en Orient à la fin du Ier siècle que Néron lui aussi guéri de sa blessure se serait enfui de Rome... Au milieu du XIXe enfin un savant allemand explique que la valeur numérique des lettres composant les mots NERON KESAR transcrits en hébreu, forme le total de 666, le chiffre de la Bête ! (Je tire cette hypothèse du livre de Gérard Walter, op. cit. pp. 267-268).
(5): Film de Mervyn Le Roy, 1951. Il existe de nombreux extraits vidéos sur internet où l'on peut apprécier le jeu de Peter Ustinov faisant de Néron un empereur efféminé, hystérique, précieux et élitiste; cette interprétation a beaucoup pesé dans l'imaginaire contemporain et contribué par conséquent à la légende noire (ou rose) d'un Néron orgueilleux et allergique aux autres, comme y a contribué aussi le théâtre de l'après-guerre (le Caligula de Camus va un peu dans le même sens - du tragique- de ce pouvoir qui isole et coupe le chef de ses proches, tout en lui donnant le fantasme d'un "lointain" insaisissable; qu'il s'agisse d'un lointain géographique (le fameux désir d'Orient) ou d'un lointain social (le désir du peuple). L'émission Concordance des temps (lien en bas de l'article) propose un savoureux extrait du film (de 49'10 à 51'05) où l'on entend Néron/Ustinov s'exclamer: "Mais il m'énerve ce peuple, il m'énerve !"
L'histoire "moderne" (ou post-moderne) a un peu réhabilité Néron; Gérard Walter réfute par exemple la thèse du Néron incendiaire qui aurait fait brûler Rome pour construire à la place une nouvelle cité; les accusations de démesure ou de mégalomanie du pouvoir impérial viennent des sénateurs (et Tacite était l'un d'entre eux !). Rome a brûlé d'elle-même, de son désordre de maisons en bois et de rues étroites, de ses activités entassées, de sa foule, et de toutes ses dépravations et corruptions (à en croire le tableau satirique qu'en donne Juvénal). Néron, ainsi que les Romains les plus riches et les plus illustres, les plus distingués et les plus esthètes, les plus poètes et les plus philosophes, s'éloignent de la Ville dès qu'ils le peuvent (et ils le peuvent souvent); ils vont à la campagne, sur la côte, dans leurs domaines, dans leurs villas, leurs palais, entourés de leurs serviteurs et flatteurs. Rome est donc surtout peuplée de gens modestes et d'esclaves, de petits et moyens fonctionnaires, et de soldats en permission; c'est une ville "cosmopolite" où se côtoient différents peuples, orientaux, occidentaux, africains et "barbares" du Nord. Il n'est pas interdit de penser que l'ambiance y est souvent conflictuelle, et que les agents du pouvoir ou de l'opposition, voire des deux, savent utiliser le "potentiel" insurrectionnel ou séditieux d'une telle ville débordante... Néron n'a pas été si impopulaire que cela, selon les historiens modernes; il a offert beaucoup de spectacles et veillé à la baisse de certaines taxes (les droits de douane par exemple qui faisaient monter les prix des marchandises)... Il a ouvert les portes de son palais (de ses palais) à de nombreux esclaves, affranchis ou en passe de l'être, dont les apparences et les talents lui plaisaient. Oui, il a été un empereur "jouisseur", d'une sensualité raffinée à "l'orientale", l'esprit tourmenté de fantasmes et de mythes égyptiens, que Sénèque, son conseiller es philosophie et stoïcisme, lui permit d'user dans une certaine mesure, qui pouvait plaire au grand public romain, mais qui, en revanche, devait s'arrêter devant les valeurs conservatrices du Sénat...
Pour réhabiliter Néron on met en avant les vraies et fausses conspirations qu'il eut à déjouer, en en provoquant lui-même quelques-unes (des sortes de contre-conspirations !); c'est un véritable noeud de vipères (lubriques bien souvent !) où les morsures sont souvent fatales. Sénèque, malgré son éloignement de Rome, est lui-même rattrapé et accusé d'avoir trempé dans la conjuration de Pison en 65; les stoïciens, explique Lucien Jerphagnon, défendaient une conception "éclairée" et raisonnable, prudente ou cynique, de la "chose publique", ils ne pouvaient guère apprécier par conséquent les exubérances privées, solaires ou illuminées, de l'empereur (6); Néron se serait donc progressivement désintéressé des questions politiques en constatant leurs inextricables ressorts, leur impossible synthèse, leur préférant la possibilité d'une perspective esthétique impériale (et impérialiste), d'un gouvernement des hommes par les arts et les sensations, plutôt que par les idées, les intérêts et les valeurs (option stoïcienne). Enfin, la réhabilitation passe bien sûr par une tentative de psychologie ou de psychanalyse; sur ce point, je renvoie au documentaire diffusé sur Arte en 2016, intitulé "Plaidoyer pour un monstre" (7), où l'on tente d'expliquer la soi disant "folie" de Néron par les conditions très spéciales de son enfance et de son arrivée au pouvoir. Orphelin, élevé par des femmes, souvent livré à des loisirs (plus qu'à l'étude !), puis guidé par sa mère, Agrippine, qui le terrorise, Néron est d'abord un instrument, un empereur-garçon qui monte sur le trône à 17 ans et devient le "jouet" de toutes les grandes personnes ambitieuses et intrigantes. Il trouve réconfort et soulagement dans l'amour sexuel le plus libre, le plus abandonné, le plus dévergondé, voire le plus désintéresssé... Mais les calculs et les intrigues d'Agrippine surveillent encore cette émancipation par les sens. Il faut donc une autre femme, ce sera Poppée, pour que soit décidé le meurtre de la mère qui a tenté de reconquérir son fils par l'inceste, après avoir vu que son pouvoir des mots ne suffisait plus (sur ce terrain, Sénèque est bien meilleur). Mais Néron ne veut pas d'un meurtre brutal, expéditif; il imagine toute une mise en scène et une machination nautique, un spectacle sur l'eau où sa mère accidentellement trouvera la mort; l'affaire, trop sophistiquée, échoue, et Agrippine regagne la côte à la nage; Néron en apprenant le sauvetage se sent submergé par la terreur d'une vengeance; il faut donc en finir, et vite; deux brutes sont envoyées chez sa mère pour achever le travail: coup de massue et glaive dans le ventre; ensuite, on l'accusera d'une tentative de complot. Mais tout cela, quand même, nous disent les historiens psychologisants, pèse d'un certain poids sur la conscience de Néron; il dort mal, il a des visions, des crises d'angoisse, des dépressions. Il grossit.
(6): Lucien Jerphagnon, Les divins Césars, Idéologie et pouvoir dans la Rome impériale, Tallandier, 2004, puis Hachette, coll. Pluriel, 2009, pp. 92-115. Néron est appelé "l'empereur-soleil" par Lucien Jerphagnon.
(7): Voir lien ci-dessous
Un monstre ? Mais non ! Un esprit tourmenté par les circonstances, angoissé par les responsabilités, les risques, les intrigues (et il y a de quoi !), et surtout un homme épris d'artifices et de spectacles où il voit la possibilité de sublimer le pouvoir, de le rendre insaisissable et inaccessible aux intrigants et ambitieux. Il est allé trop loin dans cette "fuite en avant", disent maintenant les historiens modérés; son manque de goût et de savoir-faire pour les armes (la preuve, son suicide raté !) l'ont privé d'une véritable entente avec les prétoriens et leur nouveau chef, le cynique Nymphidius. Après lui, tous les empereurs romains seront des empereurs armés, parfois le genre soudard, qui appuieront leur pouvoir sur les légions. Avec Néron disparaît un certain style d'autorité, que le peuple romain, dit-on, regrettera assez vite... ,
Emission Concordance des temps, 2015
Un site pour se documenter sur Néron
Plaidoyer pour un monstre, documentaire Arte sur Néron, 2016
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