Orient-Occident
Victorine est en Thaïlande; je suis resté en Normandie; elle m'envoie des photos: végétation tropicale, arbres immenses, fruits à volonté; la monnaie de là-bas s'appelle le bath, et c'est bath ! Pour moins de 10 euros vous avez une chambre et un bon petit déjeuner; pour moins de 5 euros un bon repas; le salaire moyen des Thaïlandais est estimé autour de 500 euros mensuels; et si j'en crois wikipedia, l'économie ne se porte pas trop mal: croissance forte, diversification des activités, investissements publics, et budget de l'Etat équilibré (pas de déficit !); sur le plan politique c'est un peu plus instable avec de nombreux coups d'Etat de type militaire, et des divisions parfois conflictuelles entre les "démocrates" (chemises rouges) et les "aristocrates" (chemises jaunes); ces derniers s'appuient sur un roi, Rama X, qui a succédé à son père en 2016, après 70 ans de règne ! - Victorine me dit que le jeune couple royal est représenté un peu partout... Bon, c'est un régime autoritaire et très mal classé en termes de "libertés": censure, expulsion ou emprisonnement des opposants...
Quant à l'histoire et à la géographie de la Thaïlande, je dois bien avouer que je n'en sais pas grand chose; c'est une région du monde (Asie du Sud Est) dont je ne parle presque pas en classe, même s'il y a un chapitre de terminale qui s'intitule "défis de la croissance et de la population en Asie du Sud-Est" où il est surtout question de la Chine et un peu de l'Inde et du Japon; la Thaïlande compte aujourd'hui 68 millions d'habitants, comme la France, mais elle n'en avait que 25 en 1960 ! La croissance démographique a beaucoup ralenti depuis les années 1990, et l'on prévoit même une diminution de la population dans les prochaines décennies. Le pays s'est urbanisé, industrialisé et "tertiarisé" (secteur touristique); s'il a un peu fait parler de lui en Occident c'est en raison du tourisme sexuel, notamment quand est sorti un roman de Houellebecq (Plateforme, je crois) qui édulcorait voire enjolivait la situation des jeunes prostitués thaïlandais; de nombreux journaux s'étaient alors offusqués, mais le romancier avait persisté dans son "raisonnement", qualifiant ses détracteurs les plus "indignés" de "puritains" conservateurs et bornés; en disant cela, il voulait également souligner que le regard des Occidentaux sur la culture orientale n'avait jamais été d'une grande souplesse ni d'une grande finesse; peut-être faisait-il allusion à un certain "moralisme" post-chrétien, désabusé et incapable de pénétrer, si l'on peut dire, les conceptions anthropologiques ou physiologiques du monde oriental... Sans doute fut-ce aussi l'avis de Schopenhauer, qui admirait le détachement et la tranquillité de l'âme (le "lâcher prise" dirait-on aujourd'hui) du bouddhisme comme antidote aux souffrances de la volonté et du désir... Autre antidote de la médecine orientale: les compositions homéopathiques à partir de végétaux et de substances animales, tandis que l'Occident fabrique des médicaments chimiques en quantités industrielles.
Question anthropologie, science passionnante s'il en est, là aussi je dispose d'une marge de progression très importante; il m'arrive souvent de regretter et même de déplorer que la géographie française ne s'en préoccupe guère; quand on parle des "pays en développement", et la Thaïlande en est un, on leur applique ici, via les programmes et les manuels, des grilles de lecture tout à fait "occidentales" et "occidentalistes", c'est à dire obsédées par les questions d'environnement (d'écologie, devrais-je dire) et d'inégalités sociales; il y aurait sûrement bien d'autres approches possibles, qui rendraient mieux compte, je crois, des "caractères originaux" de ces pays orientaux qui diffèrent encore beaucoup de l'Occident; et c'est ce que propose par exemple le livre d'un anthropologue américain, James C. Scott (1).
(1): Zomia ou l'art de ne pas être gouverné - Une histoire anarchiste des hautes terres d'Asie du Sud-Est, Yale University 2009, traduction française Seuil 2013, puis nouvelle édition poche Points 2019. Le terme Zomia désigne une vaste région de plusieurs millions de km2 où ont vécu et où vivent des dizaines de millions de personnes, en périphérie ou en marge des Etats centralisés et des grandes villes d'Asie du Sud-Est.
Quasiment vierge ou tout comme en anthropologie, les cent premières pages de ce livre m'ont passionné; j'ai même eu par moments l'impression d'une révélation intellectuelle ! Que dit donc d'extraordinaire ce monsieur Scott ? Eh bien, que l'histoire de l'humanité et la géographie de la Terre se déroulent et s'organisent en grande partie en dehors des Etats; que la lecture et la compréhension "étatiques" des choses, des hommes, des cultures, des sociétés, sont excessivement et abusivement valorisées en Occident, mais aussi depuis quelques années en Orient, aux dépens d'une autre façon d'aborder et de comprendre les activités et les actions humaines; les Etats, dit monsieur Scott, ont inventé après coup leurs progrès et leurs nécessaires développements, ils ont par exemple fait écrire des "chroniques" (de rois) qui masquaient leurs faiblesses et occultaient leurs défauts, ils ont aussi favorisé des discours religieux, des "fanfaronnades cosmogoniques" qui en vérité dissimulaient, ou ne dissimulaient pas, leurs fragiles autorités et maîtrises sur des territoires et des peuples fort peu enclins en général à souhaiter ou accepter leur soumission à l'Etat. Pour James C. Scott, qui se réclame parfois de Fernand Braudel, mais surtout de Pierre Clastres (2), les Etats, quels qu'ils soient, occidentaux, orientaux, monarchiques, républicains, etc. se construisent par les taxes, les impôts et leurs capacités à contrôler la production et le commerce d'une population; le pouvoir étatique repose avant tout, insiste l'anthropologue, sur le nombre des hommes, bien plus que sur la superficie d'un territoire; et l'esclavagisme a été, à cet égard, le moteur du développement de bien des Etats; quand on parle de la démocratie athénienne, par exemple, au lieu de concentrer toute notre attention (et celle des élèves) sur le fonctionnement de la citoyenneté, on ferait mieux d'expliquer le fonctionnement de l'esclavage, sans lequel il n'y a pas de système politique, démocratique ou autre. Les esclaves représentaient plus de la moitié de la population d'Athènes; et dès qu'ils l'ont pu, à la faveur d'une crise ou d'une guerre, ils se sont "barrés" ! entraînant très vite la chute du régime politique athénien.
(2): Pierre Clastres, anthropologue et ethnologue français (1934-1977), réputé pour sa théorie de l'Etat-repoussoir, selon laquelle les populations, dès qu'elles le peuvent, tentent d'échapper à son pouvoir. Quant à l'historien Braudel, il a montré par son grand livre sur le monde méditerranéen que les facteurs géographiques (climats, reliefs, mers, fleuves...) ont longtemps été plus déterminants dans la construction et dans l'organisation des sociétés humaines, que les politiques des Etats, qui sont arrivées ensuite, telles des "superstructures", pour encadrer et délimiter l'ensemble (création de frontières), voire pour établir une sélection et une domination; cela dit Braudel n'adopte pas le raisonnement anti-étatique de Clastres et de Scott.
Appliqué aux hautes terres de l'Asie du Sud-Est (Thaïlande, Birmanie, Malaisie, Laos, Cambodge, Vietnam, Chine, Inde, Bangladesh), le raisonnement de Scott consiste à soutenir que les Etats (monarchies) ont d'abord établi leur emprise sur les vallées en y développant la riziculture et le commerce (parfois lointain); dans les collines et les hautes terres, en revanche, c'est le règne de la "diversité", de la polyculture extensive sur brûlis, des micro-cultures "fugitives" ou "dérobées", des micro-sociétés plus ou moins autarciques; ce sont parfois aussi des zones-refuges qui se tiennent à l'écart de l'esclavagisme étatique; mais, reconnait James C. Scott, vallées et collines ne sont pas complètement étanches, et entretiennent des relations d'intérêts bien compris, en fonction des besoins réciproques et des possibilités saisonnières de communication; les micro-sociétés, par ailleurs, ne sont pas égalitaires ou démocratiques, elles ont leurs familles supérieures, leurs privilèges, et elles aussi succombent aisément aux "fanfaronnades cosmogoniques" de certains chefs...
Mon enthousiasme est un peu tombé au-delà des 200 premières pages du livre de Scott; les notes bibliographiques et les références sont nombreuses (120 pages en fin de volume !) mais tendent un peu à la dispersion du propos, même si ce sont toujours les mêmes idées qui ressortent... Enfin, l'auteur saute allègrement d'une époque à l'autre et d'un "pays" à l'autre; on peut s'y perdre entre les différentes "ethnies" ou "populations" des hautes terres, qui se sont plus ou moins intégrées aux Etats des plaines et des vallées; assurément, c'est un livre dense, touffu et luxuriant comme la végétation tropicale, dont chaque jour Victorine m'envoie des photos !
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