Requiem pour un empire défunt...
Si l'histoire du foot n'est pas sans rapport avec celle de l'impérialisme, puisque les sports inventés du moins codifiés par les Anglais dans la deuxième moitié du XIXe se sont très vite diffusés dans le monde occidental et dans les territoires sud-américains, il est en revanche un empire dont l'influence sportive est restée modeste mais qui en revanche a été un véritable laboratoire d'idées et d'inventions artistiques pleines de conséquences après 1918, ce fut l'Autriche-Hongrie.
L'empire austro-hongrois, aussi appelé la double monarchie (on devrait plutôt dire la multiple monarchie, puisque l'empereur d'Autriche était également roi de Hongrie, roi de Bohême, de Dalmatie, de Croatie, de Slavonie, de Dalmatie, de Lodomérie et d'Illyrie, enfin de Jérusalem !) fut un système politique fort complexe et très original, souvent sous-estimé, dénigré, tourné en dérision par les républicains français, en particulier par les francs-maçons, fort nombreux et fort influents dans les médias et dans les administrations de la belle époque (1900-1914). C'est ce que souligne l'historien franco-hongrois François Fejtö dans un livre fort intéressant (mais non sans inconvénients, j'y reviendrai) : Requiem pour un empire défunt. Histoire de la destruction de l'Autriche-Hongrie (Edima/Lieu commun, 1988, puis 1992, puis Seuil, coll. Points-histoire, 1993, 465 pages).
La « thèse » de F. Fejtö consiste à démontrer que l'empire austro-hongrois n'est pas seulement mort en raison de la Grande Guerre et de sa défaite face aux Alliés de l'Ouest; que cette mort ne fut pas non plus la conséquence d'une lente désagrégation interne provoquée par d'insolubles problèmes d'organisation. La double monarchie d'Europe centrale, selon l'historien, a été la victime de plusieurs forces qui se sont liguées contre elle : d'abord son alliance avec le Reich allemand, qui l'a précipitée dans une guerre qui a dépassé ses moyens, ses ressources, ses motivations ; ensuite la mort de son empereur emblématique, François-Joseph, en novembre 1916 après un règne de 68 ans ! Enfin et surtout l'intransigeance du comte Czernin, chef du gouvernement austro-hongrois, indéfectiblement et obstinément pro-allemand, malgré les tentatives du nouvel empereur, Charles, en faveur de négociations de paix séparée avec les Alliés. Lesquels Alliés, eux-mêmes très divisés sur les propositions de Vienne, ne se sont guère empressés d'y répondre favorablement. Fejtö n'hésite pas à parler de « sabotage » de la paix.
Il faut dire aussi que l'année 1917 change la donne : double révolution russe entraînant la chute du tsarisme et la conclusion d'une paix séparée entre le nouveau pouvoir bolchevik et le Reich allemand ; entrée en guerre effective de l'Italie aux côtés des Alliés en vue d'obtenir les territoires alpins de la double monarchie ; entrée en guerre également de la Roumanie contre Vienne avec l'accord des Français et des Britanniques, qui lorgnent sur les Dardanelles. L'empire austro-hongrois est encerclé, sinon militairement, du moins diplomatiquement. Sans oublier un point qui selon Fejtö a joué un rôle très important dans la « destruction » de la double monarchie : la propagande slave, et tchèque en particulier, dans les pays alliés, Etats-Unis compris ; cette propagande s'appuie sur le ressort du « principe des nationalités » et du « droit des peuples à disposer d'eux-mêmes » ; elle sait aussi manier habilement des idées chères aux démocrates et républicains du monde occidental : par exemple le progressisme technique, scientifique, le libéralisme économique, social, culturel, et bien sûr dans la foulée l'anti-cléricalisme monarchique, un thème privilégié des francs-maçons, insiste l'historien.
Cette propagande a été facilitée par la vénalité de la presse française, largement prouvée après guerre lorsque le régime bolchevik a révélé les sommes importantes versées avant guerre par Petrograd à de nombreux journaux parisiens (Le Matin par exemple). De nombreux leaders d'opinion (ceux qu'on appelle déjà les intellectuels depuis l'affaire Dreyfus) défendent des aspirations et des projets politiques « nationalistes » auxquels ils devraient logiquement s'opposer s'il s'agissait de la France ; mais comme il s'agit de l'empire austro-hongrois dirigé par un monarque catholique (derrière lequel probablement se cache l'influence de Rome et des jésuites !), ils n'y regardent pas de si près. François Fejtö n'est pas loin de qualifier d'apprentis-sorciers tous ces idéologues et propagandistes soudoyés qui ont facilité la destruction de l'empire « multinational » d'Europe centrale lors des conférences et des traités de paix de 1919-1920.
Intellectuellement, scientifiquement, artistiquement, ils auraient dû au contraire s'enthousiasmer du « modèle viennois », ainsi que l'a fait vingt ans plus tard Stefan Zweig dans Le monde d'hier. Souvenirs d'un Européen. Mais voilà : les artistes et les écrivains ont souvent tendance à noircir le tableau du progrès social ; et d'autant mieux que ce progrès est très inégal voire inégalitaire ; la croissance capitaliste de Vienne et de la partie occidentale de l'empire austro-hongrois a évidemment creusé le fossé entre les populations et les territoires ; et loin de satisfaire la majorité des habitants, elle a exaspéré les revendications de nombreuses minorités ; enfin et surtout le discours socialiste et populiste (voire antisémite) des années 1880-1914 est venu perturber et redistribuer les forces idéologiques en présence. En matière d'antisémitisme, François Fejtö estime que la France a joué un rôle fort préjudiciable qui s'est répercuté à Vienne et plus profondément encore dans l'empire austro-hongrois.
La Grande Guerre a provoqué un incroyable mouvement de convergence idéologique entre les différentes branches des républicains, les radicaux-socialistes, les modérés, les nationalistes, les libéraux et les conservateurs ; et même une partie du clergé s'est largement « ralliée » à ce mouvement. Pour des raisons très différentes et avec bien des arrière-pensées les uns et les autres ont milité en faveur d'une guerre « totale », c'est à dire jusqu'au bout des forces (surtout celles des autres !). Les républicains radicaux, tel Clemenceau, ont été parmi les plus fervents à souhaiter la destruction des empires centraux ; leurs vœux ont été satisfaits sur le papier ; mais dans la réalité ils n'ont pas compris ce qui allait succéder à ces empires : des nations fragiles, des Etats neufs et manipulables à souhait par les grandes puissances, des principes démocratiques très vite affaiblis par les périls révolutionnaires, et surtout des sociétés et des populations endeuillées auxquelles il était bien difficile de faire entendre le discours du progrès libéral, bourgeois, rationnel, « positiviste », bref, franc-maçon. Ce fut un tout autre discours qui allait très vite l'emporter dans la plupart des pays d'Europe centrale.
Un livre fort intéressant, ai-je dit, qui aborde des aspects peu souvent évoqués de la Grande Guerre, notamment ces tentatives de négociations de paix séparée, menées discrètement par des diplomates de la haute bourgeoisie ou de l'aristocratie. Leur échec fut amplement révélé par une presse à gros tirages largement acquise aux thèses les plus bellicistes, qui ne provenaient d'ailleurs pas spécialement des états-majors, mais plus souvent de quelques propagandistes soudoyés et de certains milieux d'affaires. François Fejtö s'est beaucoup inspiré, dit-il, du livre de G-H Soutou sur les buts de guerre économiques des grandes puissances ; on ne trouve pas toujours et pas assez à mon goût les traces de cette inspiration dans son récit qui se perd un peu en revanche dans les méandres des négociations de paix sabotées ; le découpage du livre et les titres des parties ne sont pas des plus heureux : la deuxième est intitulée « Regard sur l'histoire de la Maison Habsbourg jusqu'au XVIIIe », mais elle traite surtout du XIXe et ne se limite évidemment pas à la dynastie. La quatrième partie, « De la guerre classique à la guerre idéologique », s'interroge sur l'hégémonie française, le rôle des francs-maçons, et l'action des propagandistes tchèques, Benes et Masaryk ; le résultat manque de cohérence.
François Fejtö a été un défenseur de la construction européenne et des valeurs fédérales, très opposé bien sûr aux régimes communistes centralisés du bloc soviétique; il a souvent écrit des articles pour Ouest-France dans les années 1990-2000. Il est mort en 2008 à l'âge de 98 ans.
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