Le goût du bien (et ses risques)
En ce premier jour de déconfinement progressif, marqué ici en Normandie par un vent très fort, qui dissuade toute sortie à vélo, je poursuis donc mon modeste télé-travail; je dis modeste parce que je ne pratique pas la "classe virtuelle", qui aura été la grande vedette pédagogique de cette période, à tel point que certains collègues se demandent si elle ne va pas devenir désormais la réalité normale de notre enseignement. Le mien, en tout cas, aura été modeste par ses procédures et sa "mise en oeuvre": fichiers PDF envoyés sur la plateforme Pronote de mon lycée; modeste enfin par le travail demandé aux élèves, consistant à répondre à quelques questions, souvent avec le manuel, parfois associées à un lien internet. Sur un total de 150 élèves, j'ai obtenu 43 réponses (28,6 %); c'est un score très faible, qui me vaudrait sans doute d'être renvoyé ou licencié si j'étais un "commercial". Il y a dans mon lycée des enseignants autrement plus dynamiques et impliqués dont les scores doivent être supérieurs à 75 % !
Cette disparité d'investissement professionnel s'observe et s'exprime dans certains échanges; depuis plusieurs mois l'ambiance se dégrade entre collègues; les uns sont favorables aux réformes, les autres non, les uns veulent la reprise des cours en classe réelle, les autres non, les uns soutiennent l'administration du lycée, les autres non, mais tout le monde, évidemment, pense au "bien des élèves avant tout" ! Le goût du "bien" (l'empire du "bien" comme dirait P. Muray) est souvent la cause de certains maux ! On veut et on croit bien faire, on essaie de bien parler, de bien penser, mais on est parfois déçu des résultats et des conséquences. Cela arrive souvent quand on enseigne: un cours bien préparé n'est pas forcément un "cours qui marche" ! Et la chose s'explique aisément, comme dirait M. de Tocqueville; car le sentiment de bien faire et de bien travailler suscite une impatience et appelle une reconnaissance, tout en se gardant de l'exprimer formellement, bien entendu, puisque la discrétion et l'humilité font elles aussi partie du "bien" comme sentiment global; si la reconnaissance ne vient pas, si les élèves ne participent pas, et montrent des signes d'ennui, le sentiment global du "bien" se trouve alors confronté à des manifestations locales et concrètes de son impuissance, et il se vide alors brusquement de sa substance toute théorique. Il peut même devenir agressif: mon cours ne vous intéresse pas ? vous ne vous rendez pas compte du temps qu'il m'a fallu pour le préparer ? Eh bien soit ! Alors prenez une feuille ! interro ! Surprise des élèves: qu'est-ce qu'il lui prend donc à ce prof ? on n'a rien fait de "mal", on bouge pas, on est bien gentil, c'est quoi le problème ? Les élèves ont eux aussi en effet leur sentiment du bien; quand par exemple ils ont passé deux heures à faire un travail et que le prof ne le ramasse même pas, ou quand la note est mauvaise. Leur sentiment du bien n'est pas récompensé. Amertume. La prochaine fois on fera mal, peut-être que ça paiera !
On peut voir aussi que l'histoire est riche de ce "bien" qui provoque de grands malheurs; c'est au nom du "bien", du "bien commun", que le régime communiste a fait déporter des millions de gens; c'est au nom de la "vertu" que la république jacobine a fait guillotiner des centaines de Français; c'est au nom du "bien" des Ecritures, des textes sacrés, des dogmes infaillibles, que des milliers de dissidents et d'hérétiques ont été éliminés.
Une idée ou une impression m'est venue l'autre jour en feuilletant Ouest-France; ce journal, il faut le dire pour ceux qui ne le connaitraient pas, n'en finit pas à longueur de pages de vouloir le bien, de l'écrire, de le penser; c'est un journal d'origine un peu catholique, très épris de bons sentiments et de bonnes intentions, favorable à toutes les idées démocrates-chrétiennes (Europe, anti-communisme, capitalisme modéré, prudent, pluralisme culturel contenu dans certaines limites morales, etc.); rien de fâcheux là-dedans, bien au contraire, Ouest-France s'est d'ailleurs montré exemplaire, presque missionnaire, dans le contexte du confinement, appelant à la vigilance, à la solidarité, aux gestes pratiques, etc. Mais toute cette "bien-pensance", me suis-je dit, risque fort d'être déçue par les possibles résultats ou conséquences du coronavirus; si les Français, par exemple, étaient demain soumis à des hausses de taxes et d'impôts, confrontés à de nouveaux problèmes "sociétaux" en plus de ceux qui n'ont pas été résolus auparavant, si tout ce que Ouest-France prône et préconise était démenti par des révélations politiques ou géopolitiques qui feraient penser aux Français qu'on les a pris pour des cons ? Qu'adviendrait-il de cette bien-pensance ?
Je ne pense pas que les Français deviendraient brusquement méchants ou mauvais; encore moins que Ouest-France se mettrait à défendre des opinions "fâcheuses" et contraires à toute sa tradition morale et idéologique; je pense, s'il est possible de penser sur une matière aussi hypothétique, que les Français tourneraient le dos à la France, à l'idée d'une certaine France politique et géopolitique (6e puissance mondiale !), et qu'ils se replieraient sur eux-mêmes, sur leurs affaires privées, celles qui du moins pourraient échapper à des confiscations et des surveillances publiques, sur leurs applications informatiques, mais qui elles aussi pourraient être placées sous contrôle; ce phénomène de repli domestique et de mauvaise humeur nationale, de désintérêt pour la politique au sens large, n'est pas nouveau (1); mais il pourrait s'aggraver; or, tourner le dos au tigre est la meilleure façon de se faire attaquer, et c'est pourquoi le proverbe africain recommande au chasseur de mettre un masque de visage sur son dos.
(1): L'historien A. Teyssier le fait remonter aux années 1990 et l'explique en partie par le fonctionnement perverti voire corrompu des institutions de la Ve République. Voir son livre Histoire politique de la Ve République, Perrin, coll. Tempus, 2011.
Nous n'en sommes pas encore là et nous ne sommes pas en Afrique; pour l'instant l'Etat appelle les Français à mettre un masque sur le visage ! Et pour l'instant le "pacte républicain" continue d'être respecté par les uns et par les autres, sans doute plus par les uns que par les autres, mais disons qu'il n'y a pas encore de vraies dissidences et d'appels à la dissidence dans la société. La bien pensance semble même avoir été renforcée par la situation du confinement. Conservera t-elle ce réconfort dans les semaines et les mois à venir ? Nous serons attentifs aux évolutions sociétales et culturelles du pays; et je ferai de mon mieux pour garder toute mon objectivité.
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