Retour de stage
Cela faisait longtemps, plus de deux ans, trois peut-être, que je n'étais pas allé en stage; en général les profs disent qu'ils n'aiment pas les stages, qu'ils n'y apprennent rien, et que cela leur fait perdre de précieuses heures de cours; pire, cela leur fait perdre des heures de temps libre ! Et c'est ainsi que mon collègue agrégé, submergé par ses quinze heures de cours hebdomadaires, a refusé de participer à ce stage auquel il était formellement convoqué; un collègue fort soucieux par ailleurs des règlements et des droits de la profession, fort préoccupé aussi de la défense du service public et des exigences nationales du baccalauréat ! De mon côté, je n'ai pas hésité entre 7 heures de cours et 7 heures de conversation entre collègues; je veux dire que je suis allé avec conviction à ce stage !
Comme je m'y attendais, donc, on a beaucoup discuté, bavardé, échangé; tous les collègues avaient des choses à dire; la formatrice, très psycho-pédagogue, a voulu que nous écrivions sur des petits papiers nos "ressentis" et qu'ensuite nous les affichions sur les murs; je pense que c'était une façon d'évacuer les émotions, car en "verbalisant" par écrit on donne à nos opinions frémissantes un aspect objectif et solide qui en atténue un peu la subjectivité gazeuse ou liquide. D'avoir aussi à les afficher oblige à une certaine réserve, voire à une forme d'ironie, de second degré, de maquillage. Et c'est ainsi que j'ai écrit que je n'étais ni inquiet, ni "frustré", à la différence de la plupart des collègues, dont beaucoup de femmes, qui ont affirmé, parfois un peu fort (et trop fort pour être sincère), que la réforme des programmes et des épreuves était d'une grande violence (institutionnelle !) et qu'elle constituait un "retour en arrière" pédagogique en faveur du bachotage et du cours magistral "frontal" !
Un collègue masculin, parlant doucement, a nuancé la critique précédente, en disant que selon lui le vrai souci était le contenu fort ambitieux (et indigeste pour des adolescents "apolitiques" ou non-politisés) des nouveaux programmes; "j'ai l'impression d'enseigner n'importe quoi, un peu de la merde n'ayons pas peur des mots..." a t-il conclu dans une ambiance du coup saisie par la verdeur du terme précédée d'un propos fort châtié. Peu à peu les esprits se sont détendus à mesure que les doléances devenaient répétitives; de même que la pâte se détend à mesure qu'on la passe et repasse sous le rouleau.
Quant à moi, je me suis contenté de signaler, comme je le fais à chaque fois, que la plupart des documents des manuels (en vérité je ne les ai pas tous lus, mes collègues non plus !) étaient "inutilisables"; que le programme de géographie était très "économique" (j'ai évité de dire "mondialiste") et qu'on parlait fort peu et fort mal des sociétés, des populations, des habitants (j'aurais pu ajouter: et des vaches !); j'ai vu l'acquiescement ici de tous les collègues de gauche, c'est à dire 99 % de l'assistance, au moins ! Cette belle unanimité ayant ouvert l'appétit, le repas fut rapide et peu attractif; des collègues se mirent à parler des films de Claude Sautet: du cinéma bien pensant, un peu fadasse, et répétitif (ainsi la scène de l'accident automobile dans "Les choses de la vie", montrée une dizaine de fois sous différents angles et au ralenti; bref, du cinéma très méticuleux, très consciencieux, à l'image de bien des profs !).
Il a fallu boire assez vite le café et se remettre au travail (se mettre au travail ?) avant l'arrivée de l'inspecteur; je me suis associé à un collègue pour préparer une fiche de cours (la consigne des formateurs n'était pas très précise) sur les débuts de la IIIe République; notre difficulté pédagogique et intellectuelle fut d'utiliser et d'intégrer un document sur Louise Michel dont l'étude est obligatoire. Que veut-on montrer ? Le combat féministe ? ou le combat communard ? les deux mon général ? Certains marxistes virils (et très réservés sur la Commune de Paris) disent que le féminisme n'a rien apporté au combat populaire prolétarien, bien au contraire il l'a desservi par des oeuvres et manoeuvres périphériques de bonne conscience; Louise Michel par exemple a surtout été une "humanitaire" venant en aide aux plus pauvres; fait rare à l'époque, pour une femme, elle est franc-maçonne. Le document du manuel est un extrait de ses Mémoires; ouh ! il faut se méfier des gens qui parlent d'eux-mêmes, ils ont tendance à embellir, dis-je à mon collègue; nous vérifions ensemble sur internet certains points de sa vie; en effet, elle n'a sans doute pas fait ce qu'elle prétend avoir fait ! Mais bon: nous en sommes au point de départ, que dire aux élèves ? Rien pour l'instant, car l'inspecteur vient d'arriver.
Je connais assez bien l'inspecteur, il m'a inspecté deux fois, il est adepte des nouvelles technologies et de la pédagogie décentralisée où personne n'est au centre de la classe; je n'aime pas ses idées mais sa personnalité ne m'est pas antipathique: il a un gros visage rond, des petites rougeurs sur les joues, des cheveux un peu en désordre, des vêtements très démodés, des chaussures usées, bref, pas du tout l'allure du petit bobo bcbg avec la cravatte ou le foulard; son propos n'est pas toujours non plus très "propre", il est capable de dire les "popov" pour les Russes, et les "yankees" pour les Américains... Il a longtemps enseigné en classes technologiques, parait-il. Bon. Il est venu pour nous écouter. Une collègue se lance et résume à peu près ce qui a été dit le matin. Il répond: ne vous affolez pas, voilà comment les choses devraient se passer; il n'est pas enthousiasmé par la réforme mais il est là pour que ça fonctionne; et ça va marcher, selon lui, car le ministère n'a pas intérêt à échouer; oubliez l'ancien Bac, insiste t-il, on entre dans une nouvelle configuration, à la fois plus souple et plus conviviale. Visages surpris de l'assistance. Je sais, reprend-il, vous êtes inquiets et stressés parce que vous êtes encore dans l'ancienne formule, mais avec la nouvelle vous allez mieux travailler et mieux vous concerter entre collègues au sein de votre établissement; les nouvelles épreuves ne doivent pas vous effrayer, prenez-les comme des devoirs ordinaires; on ne demandera pas des choses extraordinaires à vos élèves ! Quelques collègues tiquent un peu. Enfin tout de même ! On ne sait pas trop où on va ! Mais si, répond l'inspecteur, on va travailler un peu autrement, ça change les habitudes, mais ça ne change pas la nature de notre métier, enfin du vôtre: transmettre des règles, des techniques, des compétences.
De retour de stage, je transmets à mes collègues les réponses de l'inspecteur; ils sont furieux. "Du grand n'importe quoi !" "Un désastre !", "Une tambouille écoeurante !", "l'effondrement des exigences !" - "Et quels moyens ?" La zombification informatisée des élèves et des savoirs ! Travail en équipes ? Surveillance renforcée ! Perte de liberté intellectuelle ! Tensions et jalousies à prévoir entre collègues ! Ambiance au couteau ! Il y aura des morts !
Pour me détendre un peu, je vais sur mon blog et j'écris ce que vous venez de lire.
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