Vacances flamandes
Je reviens d'un bref séjour du côté de Bruges, ce qui permet de couper un peu avec la France; on franchit la frontière juste après Dunkerque tout en restant sur la même grande route (E.40); quelques panneaux indiquent qu'on est entré en Belgique, plus précisément dans la région de la Flandre. C'est le "plat pays" chanté par Jacques Brel; plat et géométrique, au bord de l'eau, très agricole, très commercial, et encore assez industriel. Touristique aussi grâce à la ville de Bruges, très visitée, grâce aussi aux longues plages de la mer du Nord. Victorine a réservé un hébergement de type familial (Center Parc) situé sur la commune du Coq, appelée De Haan en langue flamande. Beaucoup de Français sont venus, y compris un de mes anciens élèves qui me reconnaît aussitôt à notre arrivée.
Le concept du Center Parc est né aux Pays-Bas en 1968: il s'agit au départ d'un village de vacances "dans les bois" que domine de son dôme un centre aquatique (aqua mundo) de type exotique voire équatorial, avec des effets de "nature sauvage". Le concept se veut anti-urbain et même "anti-consumériste", il répond aussi (tout en la créant !) à une demande de loisirs certes décontractés mais relativement disciplinés: une certaine liberté ou une certaine autonomie dans un cadre collectif. Ce concept se développe dans le nord de l'Europe au cours des décennies suivantes. C'est une découverte pour moi, qui toute ma vie suis resté en marge des grandes réalisations collectives du monde moderne (et post-moderne !). D'une certaine façon c'est un chef d'oeuvre d'organisation et de rationalité spatiales; les maisons ou "cottages" du Parc sont collées les unes aux autres et forment des "zones", délimitées par des allées de largeur réduite, où les grosses voitures de type SUV peinent à passer. Chaque maison est entourée de petites haies et d'un espace vert suffisant pour le barbecue et la sieste de l'été; certains cottages sont un peu plus spacieux et un peu mieux équipés que d'autres; ce n'est pas flagrant car l'ensemble respire tout de même une forte ambiance "classe moyenne-premium" pour parler comme les sociologues. Disons, des familles tranquilles. Le centre aquatique se trouve à l'intérieur d'un dôme de verre éclairé, véritable coeur du Parc, qui abrite aussi un restaurant, un bar et une "supérette". Mais ma préférence va à la petite ferme située juste à côté où l'on peut caresser des chèvres, des moutons, des lapins, des hamsters, qui cohabitent avec des paons, des poules, des pigeons, des dindons. La présence du personnel est discrète mais vigilante; à l'intérieur du dôme un employé me demande de remonter un peu mon masque.
Il fait froid mais le ciel est dégagé, nous en profitons pour visiter la côte à vélo en passant par De Haan puis Oostende. Les pistes cyclables sont impeccables à l'image d'une bonne partie de tous les aménagements de cette région très active et d'une intense circulation (routière, ferroviaire, maritime). Bien sûr on peut regretter la bétonnisation du littoral (le touriste français féru de protection du patrimoine ne peut s'en empêcher), mais la priorité semble ici avoir été donnée à des constructions resserrées qui ne s'étalent pas trop sur les zones agricoles humides. En tout cas la propreté des lieux saute aux yeux (quelque chose de suisse, fais-je remarquer à Victorine) et donne finalement un aspect serein aux austères façades de certains immeubles; on devine même un potentiel de farce ou de fantaisie chez ces Flamands d'allure assurée qui déambulent dans leurs rues; mais comment savoir qui est flamand et qui ne l'est pas ? Les apparences ne suffisent pas et le regard du touriste est bien superficiel. L'histoire nous apprend la complexité aléatoire de l'identité flamande qui a beaucoup varié au cours des siècles en raison de ses puissants voisins parfois envahisseurs que furent les Français et les Allemands, sans oublier les Anglais qui ont longtemps considéré la mer du Nord comme leur "mare nostrum". La Flandre (divisée en deux parties, celle de l'Ouest et celle de l'Est, on peut donc dire les Flandres) a également connu l'occupation très distante des Bourguignons, des Espagnols, des Autrichiens, et l'on peut avancer l'idée que l'identité flamande s'est forgée dans une relative opposition (qui n'exclut pas les relatives ententes) à ces "forces étrangères". Mais l'histoire nous apprend aussi, et enfin, que la Flandre fut très tôt, dès le Xe siècle, une région de grand commerce sur le passage des marchands du Nord et de l'Est en direction de l'Ouest et du Sud. De nombreuses bourgades et petites villes s'animèrent de marchés et devinrent même des centres d'échanges. Une bourgeoisie d'affaires prit son essor et fut en mesure de négocier ses intérêts voire ses privilèges avec les princes et les rois des Etats voisins ou éloignés.
Nous passons une journée à Bruges, qui fut au Moyen Age l'une des capitales économiques de l'Europe. A présent, elle est une ville de taille modeste (120 000 habitants), réputée pour son charme tranquille, ses canaux, ses places et ses rues géométriques, presque disciplinées, ses nombreux lieux de culte qui ont contribué et contribuent peut-être encore à cette "civilité" sociale et morale, dont les mécanismes et les ressorts sont évidemment cachés à nos yeux. Bien sûr il faudrait deux ou à trois semaines de présence pour commencer à décrypter un peu le fonctionnement de cette ville et de ses habitants; en cette période de Noël l'activité commerçante et touristique est sans doute plus intense qu'à l'ordinaire; Victorine est sensible aux décorations, aux lumières scintillantes, à la féerie, dont nous sommes un peu privés en France; beaucoup de chocolats dans les vitrines, de toutes formes, parfois des plus paillardes, et toutes sortes de friandises, d'objets multicolores et de "colifichets" comme disent les moralistes un peu intégristes. J'essaie de me souvenir d'un livre lu autrefois, où Bruges impose au narrateur son austérité et même son puritanisme; il s'agit du roman "symboliste" de Georges Rodenbach, Bruges-la-Morte, dont je retrouve quelques indications en écrivant cette chronique: il a déplu à l'époque (fin XIXe) aux rudes autochtones flamands et plus sûrement aux autorités civiles et religieuses, mais aujourd'hui il donne à la ville une portée littéraire, intellectuelle, esthétique, susceptible d'intéresser quelques centaines de personnes. Très peu en comparaison des supporters de foot, car Bruges possède deux clubs professionnels qui évoluent dans la première division du championnat belge, sponsorisé par les bières Jupiler. Cela dit, je suis bien incapable de citer un seul nom des joueurs de ces deux clubs.
Nous repasssons la frontière, avec cette fois une courte bretelle qui nous fait dévier devant une guérite de police douanière. Je réfléchis, modestement, à ce plat paysage géométrique des Flandres, avant de toucher aux légères ondulations topographiques du Boulonnais. A l'instar de mon collègue de philo du lycée qui affectionne les conceptualisations typologiques, je pourrais moi aussi en proposer une: il y aurait donc trois grandes catégories de paysages: - les paysages plats et géométriques souvent ouverts aux grands échanges économiques et impliquant d'importantes concentrations logistiques et urbaines - les paysages légèrement ondulés, moins peuplés que les précédents, mais économiquement très actifs grâce à quelques pôles de communication et de commerce - enfin les paysages fortement accidentés voire chaotiques, faiblement peuplés, en marge des grandes zones économiques et toutefois prisés des aventuriers, des investisseurs créatifs, des retraités et rentiers bien dotés, des "dissidents", et d'autres encore...
Sur un plan politique, démocratique, électoral, et dans le cadre de ma série 100%, il y aurait sans doute des choses à étudier sur la Flandre; je le ferai peut-être... Mais je vais d'abord rendre compte de ma lecture hebdomadaire, un livre en tout point excellent écrit par l'historien Claude Quétel...
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